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Lecture d'un chapitre



Lecture du chapitre 9
Nom de l'œuvre : Les Racines Magnétiques Nom du chapitre : Le vert et le noir 1/2
Écrit par Kailianna Chapitre publié le : 12/11/2011 à 00:19
Œuvre lue 16520 fois Dernière édition le : 12/11/2011 à 00:19
[Lao] Ce matin-là, la table du petit-déjeuner, d'ordinaire éclairée par les visages souriants des Corsaires enthousiasmés par la perspective d'une nouvelle journée de découverte, était calme et les bouches semblaient réticentes à mener leur gymnastique quotidienne de discussion et de débat. Elke, fidèle à elle-même, distribuait les sourires et tentait d'inviter les autres à entamer cette journée comme il se devait : avec optimisme. Ce n'était pas la première fois que j'observais ce comportement chez elle. La jeune femme semblait débordante d'une vitalité bien plus grande encore que tous les autres, d'un dynamisme qu'elle voulait communicatif et dont elle berçait tout l'équipage. Elke était un moteur, de la même façon que ceux qu'elle manipulait et qu'elle chérissait tant.

La Nébuleuse, après seulement quelques jours de navigation, avait déjà trouvé ses codes et sa logique interne. Il était surprenant de voir à quel point le microcosme que nous formions s'était développé rapidement. A peine quinze jours en arrière, notre équipage n'était qu'un embryon, un petit bout de rien formé. Nous étions tous des étrangers. Et voilà qu'en une poignée de jours la mécanique complexe des groupes s'était mise en marche, mécanique dans laquelle chacune des quatorze personnes que nous étions apportait son effluve personnel. Il y avait ceux qui portaient, qui entraînaient les autres derrière eux et dont la voix trouvait pleinement sa résonance chez le reste de l'équipage. Il y avait ceux qui restaient en retrait, ceux qui préféraient se laisser porter. Ceux qui se voulaient réfractaires mais qui étaient entraînés malgré eux dans cette immuable logique. Et à l'inverse, ceux qui se voulaient meneurs mais que le groupe emportait et engloutissait, à la façon d'une immense vague qui roulait inexorablement sur elle-même sans tenir compte des fonctions ni des idées. Qu'est-ce qui comptait, alors ? Quels étaient les critères qui déterminaient cet hiérarchie implicite qui différait en tout point de l'officielle ? Jamais encore je ne m'étais retrouvé si longtemps en présence d'autres êtres humains, et je trouvais cela fascinant. Fascinant et terriblement complexe.

Alors que les discussions autour de la table tournaient en rond, et ce malgré la bonne volonté de notre mécanicienne, Neith fit son entrée dans la salle et vint s'attabler avec nous, les yeux ourlés de cernes. Il plongea sa tête dans ses mains en poussant un long soupir.

- Pfffff, j'suis crevé...

- Vois le bon côté des choses, Neith, fit Hakks en souriant. Cette fois, au moins, tu t'es réveillé.

Neith lança un regard meurtrier au chasseur. Il était devenu de notoriété publique que le fameux épisode de l'envol de la Nébuleuse où Neith ne s'était pas réveillé était un sujet délicat, à éviter d'aborder avec lui. L'émetteur entretenait en outre une sorte de mépris pour les chasseurs, que je n'avais pas manqué de constater à plusieurs reprises, et sans doute Hakks en était-il parfaitement conscient lui aussi. La paire de trouble-fêtes avait beau se faire passer pour des guignols, ils n'en étaient pas moins intelligents et semblaient comprendre naturellement beaucoup de choses qui échappaient à tous les autres. Ce pourquoi, la raison de la remarque de Hakks m'échappa. Elle ne pouvait qu'envenimer l'atmosphère, et sembla franchement déplacée de la part du jeune homme qui avait pourtant pour habitude de désamorcer les tensions entre les autres.

- C'est très fin, je te félicite, rétorqua Neith en déversant tout son mépris dans ces quelques paroles.

Il semblait sur le point d'ajouter quelque chose lorsque Dink, le second, assis un peu plus loin en train de siroter paisiblement un jus de noix de kal, intervint.

- Réfléchissez une seconde avant de vous lancer dans une dispute aussi insensée que celle-ci, dit-il simplement.

Il avala une autre gorgée de son breuvage, et ajouta :

- On est tous un peu perturbés par ce qui s'est passé hier, mais faut pas se laisser aller à des enfantillages dans ce genre-là, c'est ça qui tue un équipage.

Il n'ajouta rien d'autre et se désintéressa totalement de Hakks et Neith. Dink était un personnage étrange. Il semblait ne jamais s'investir émotionnellement dans quoi que ce soit (ce qui, loin d'être un défaut, en faisait un très bon médiateur à bord), et parlait très peu, ce qui était peu commun pour une personne affectée au poste de second. Paradoxalement, il dégageait une imposante aura de sûreté qui incitait immédiatement le respect, ce qui n'était par exemple pas le cas de Nabion. Dink était plus respecté à bord que le capitaine, et c'est pourquoi il n'eut rien d'autre à ajouter pour que le petit accrochage qui avait eu lieu en reste là. Hakks eut l'intelligence de ne rien ajouter. Il avait l'habileté de rebondir sur chaque parole proférée et sur chaque événement, mais dans ce cas-ci, ç'aurait réellement été hors de propos.

- ... je me suis levé très tôt, reprit Neith. Nabion est venu me chercher alors que le soleil n'était même pas encore levé pour avoir une conversation radio avec le Ministère.

- Ah bon ? fit Täher, qui ne s'était pas manifestée jusque là. Pourquoi ?

- Par rapport à l'incident d'hier, bien sûr, reprit Neith. Ils ont eu l'air très intéressés et très intrigués par tout ça, apparemment un phénomène magnétique de la sorte sort totalement de l'ordinaire.

Neith, en abordant ce sujet qui trottait dans tous les esprits, généra un vif intérêt de la part de presque toute la tablée. De nombreuses questions lui furent posées à ce sujet.

- Et, quoi ? insista Elke. Qu'a dit le Ministère ?

- Ils n'ont aucune explication à nous fournir, mais ils considèrent effectivement qu'il est plus sage de passer par le col d'Echinée. Et puis, ils ont souligné le fait que ça nous donnera plusieurs jours d'avance sur ce qui était prévu et que c'est un avantage.

- Tu parles, grommela Täher, c'est tout ce qui les intéresse, oui.

Täher était sans l'ombre d'un doute celle qui se montrait la plus entêtée et dédaigneuse vis à vis du Ministère, point de vue que beaucoup avaient du mal à adopter puisque celui-ci faisait partie intégrante de leur réalité. Difficile de s'en détacher, après avoir vécu pendant plus de quinze ans à sa charge.

- Moi, ça me plaît pas trop qu'on passe par là-bas, grommela Jilal, le visage figé dans cet éternel rictus : mâchoires crispées, sourcils froncés, comme s'il était sur le point de mordre. On sait pas c'qu'on va y trouver.

- Apparemment c'est sans danger, fit Neith. Beaucoup l'ont sûrement déjà fait avant nous !

Et chacun y allait de son petit commentaire, posait ses questions, s'étonnait de ceci ou de cela, s'imaginait ce que bon lui semblait... Neith avait, sans s'en rendre compte, généré tout autour de lui un flot intarissable de conversations. Car, en fin de compte, l'incident de la veille avait plus affecté les esprits que ce que je me l'imaginais. Non pas que l'équipage fût terrorisé, loin de là – il n'y avait eu aucun dommage et ce n'avaient été que de légères secousses. Néanmoins, la rupture que l'événement impliquait était évidente. Alors que nous étions tous encore dans une phase d'émerveillement et de découverte, le premier imprévu était survenu. Sans doute un peu trop tôt. Et chacun prenait conscience, à son rythme et à sa façon, que nous ne maîtrisions rien. Que ce monde nous dominait et que nous ne faisions que le parcourir. Que sans doute jamais nous ne le comprendrions dans sa totalité. On nous avait à tous trop souvent appris à nous représenter le Dehors comme de vastes étendues aussi tumultueuses qu'enchanteresses, comme un long chemin truffé de paysages époustouflants et de merveilles de la nature. Et aujourd'hui, je le crois, plusieurs d'entre nous commençaient à se rendre compte que le Dehors recelait bien plus que tout cela.

Pour ma part, bien que je n'en eus rien dit à personne, je savais que ce qui nous était arrivé hier ne pouvait en aucun être une manifestation magnétique. Pas de celles que j'avais étudiées en tout cas. Pas de celles qui m'était familière. Cela échappait à toute logique, de par la façon par laquelle les choses s'étaient déroulées. Et quand bien même me serais-je borné à croire qu'il s'agissait d'un trouble magnétique, le chant que tous à bord avaient pu entendre le démentait. La plus violente des tempêtes pouvait générer un vacarme d'enfer, mais jamais elle ne chanterait. Quelque chose ne tournait pas rond dans tout ça, quelque chose m'échappait.

Foi de Lao, j'allais à présent essayer de comprendre ce monde, quoi qu'il m'en coûte.


[Täher] Les montagnes se profilaient à l'horizon comme d'immenses remparts, comme une barrière entre nous et le monde. Elles m'intimidaient, ces montagnes, je devais l'avouer. Leur silhouette noire et craquelée différait tellement des interminables plaines verdoyantes que nous avions connues jusqu'à présent. « Il n'y a pas de réel danger » avait affirmé Sirus. « De légères perturbations magnétiques tout au plus, et des manœuvres un peu plus complexes, mais rien ne nous tombera sur la figure dès le premier virage ».

Quelque chose avait lieu en moi en approchant ces montagnes. Il ne s'agissait pas de peur, mais d'une émotion étrange sur laquelle je n'arrivais pas à mettre de mot et qui me donnait l'impression de flotter dans une réalité parallèle. Le paysage changeait, peu à peu, tout autour de la Nébuleuse. Les herbes folles cédaient peu à peu le pas à la terre et à ses rochers sinueux, d'un gris métallique. La végétation se faisait plus rare, et seuls quelques frêles arbres s'aventuraient encore à pousser dans ces recoins. Les montagnes grandissaient à vue d'œil devant moi, et bien que plusieurs eurent sans doute reçu cette vision avec une sensation fort désagréable – après avoir vogué plusieurs jours sur les plaines enchanteresses, les montagnes semblaient se dresser là comme un sinistre présage – je ne pus m'empêcher de m'émerveiller à leur vue. La chaîne montagneuse était complexe et semblait s'étendre jusqu'à l'infini. Et nous, petit équipage de rien du tout à peine sorti de son trou, nous allions la franchir.

Selon mes calculs, nous arriverions au pied des montagnes en fin de journée. Il faudrait alors s'arrêter là pour la nuit, car la Nébuleuse semblait toujours capricieuse à suivre les mouvements que je lui imposais. Ç'aurait été une folie que de tenter de commencer la traversée de nuit.

J'étais plongée dans mes pensées lorsque j'entendis la porte de la cabine de pilotage s'ouvrir. Prise par surprise, je sursautai et me retournai vivement vers mon inopportun visiteur. Il s'agissait de Neith, comme je m'en étais doutée à la seconde où la porte s'était ouverte. Neith était très attentif à moi depuis quelques jours, et le petit quelque chose qui planait dans ses yeux lorsqu'il m'approchait ne me trompait pas. Cependant, sa compagnie m'était agréable, je devais l'avouer. Le jeune homme était plein de bonne volonté et par ailleurs les éventuelles visites que je recevais dans la cabine de pilotage durant la journée étaient tout à fait bienvenues, puisqu'il m'arrivait souvent de me sentir terriblement seule.

- Ça va, tu t'embêtes pas trop ? fit-il en souriant.

Je haussai les épaules, feignant l'indifférence.

- Comme toujours, commentai-je. Et puis, cette fois, j'ai un panorama assez intéressant. Regarde la vue qu'on a d'ici.

Neith s'approcha des immenses baies vitrées qui me permettaient, à moi plus qu'à quiconque, d'avoir une vue saisissante sur le Dehors, puisque je me trouvais dans la cabine la plus élevée de tout le vaisseau.

- Impressionnant... commenta-t-il.

Il se retourna ensuite vers moi, un sourire espiègle aux lèvres.

- Il va falloir que je retourne travailler Täher, mais je suis juste passé t'apporter un petit quelque chose puisque je me suis dit que tu devais être bien seule ici.

Je souris, touchée par le geste.

- Et qu'est-ce que c'est, ce petit quelque chose que tu m'as apporté ?

Neith me rendit un sourire décuplé, et sortit du sac en toile qu'il portait en bandoulière un objet que j'eus toutes les peines du monde à identifier. Jamais encore je n'avais vu une chose pareille. A première vue, c'était une sorte de boîte rectangulaire qui semblait tout à fait insolite. Elle était pourvue d'une sangle, que Neith enfila. L'objet était à présent en travers de sa poitrine, et reposait sur son torse. Je l'observai plus attentivement et réalisai que plusieurs petites languettes de bois parsemaient sa surface, probablement taillées dans des matériaux différents et dont les tailles variaient. Il était difficile de définir avec précision de quoi il s'agissait. Elles semblaient des dizaines de petits ongles de bois qui émergeaient de la boîte et se démarquaient ainsi de l'ensemble. J'avais du mal à comprendre.

Neith n'attendit pas plus longtemps pour m'expliquer de quoi il s'agissait. Il me l'expliqua, à sa façon. En sonorités. Car – cela me frappait maintenant – c'était évidemment d'un instrument de musique qu'il s'agissait.

Neith commença par appuyer sur quelques unes de ces lamelles de bois, doucement d'abord. Le son était produit d'une bien étrange façon : la lamelle abaissée, se relevait très rapidement une fois le doigt retiré, ce qui générait un son vibrant des plus étranges. Je compris rapidement que chaque lamelle correspondait à une note. L'instrument en comptait des dizaines. Les possibilités étaient infinies, d'autant plus que l'instrument semblait pourvu d'une caisse de résonance qui insufflait à chaque note une longévité nouvelle. Neith se mit à jouer, sans même attendre que je ne le lui demande. Et ses doigts m'apparurent comme magiques en cet instant, puisque de cette boîte rectangulaire aux airs bonhommes s'échappa la plus belle des mélodies. La musique avait toujours été un obscur mystère pour moi, aussi je n'aurais su dire si le jeune homme avait du talent ou non. Mais à mes oreilles ce morceau résonnait comme la plus virtuose des mélopées. Il arrivait, en combinant les deux mains, à jouer des mélodies tout en les accompagnant de quelques accords plus graves. Parallèlement à cela, il tournait parfois une petite manivelle en bas de l'instrument, à laquelle il suffisait de donner quelques tours pour qu'elle continue son chemin d'elle-même. Je n'avais aucune idée de la façon dont se passaient les choses à l'intérieur de l'étrange appareil, mais lorsque Neith actionnait cette manivelle, le son se transformait de façon flagrante, devenait grave, étourdissant de beauté, cristallin et résonnant.

Le morceau dura quelques minutes, durant lesquelles je n'osai proférer le moindre son. Lorsque la dernière note mourut, m'arrachant un sourire discret, j'avais le cœur qui battait la chamade.

- Qu'est-ce que c'est que ça ? m'exclamai-je. Où est-ce que tu as appris ?

Je n'avais eu que de très restreints contacts avec la musique depuis ma tendre enfance. Je savais d'ailleurs que c'était le cas de nombreux Corsaires à bord. Nous connaissions nos fonctions comme personne ne les connaîtrait jamais, nous savions une extraordinaire quantité de choses que les autres, ceux des cité-bulles, ne sauraient jamais, mais nous étions bien incapables de parler des choses courantes et banales d'une vie routinière. C'était cela, le lot d'un Corsaire. Et nos différentes approches du monde des citoyens normaux – ceux qui avaient vécu et grandi au sein de leurs familles, ceux dont l'avenir n'avait pas été tout tracé dès leurs cinq ans, ceux qui arpentaient les rues d'Arrakas par milliers – dépendaient en fait beaucoup de nos Tuteurs respectifs. Dans mon cas, je savais que Miggle n'avait fait que m'initier très sommairement à certaines choses que n'importe qui aurait dû savoir, comme s'il ne leur accordait qu'une importance secondaire. Et la musique en faisait partie.

Durant les quelques minutes où Neith avait joué, il m'avait semblé redécouvrir cet art si lointain qui n'avait que si peu fait partie de ma vie, et cette découverte était si fracassante que j'en aurais pleuré.

- C'est un kabuton, me répondit Neith. Un instrument originaire de Forrhoé, je crois. Mon Tuteur en jouait, alors il m'a transmis ce savoir en même temps que tous les autres.

Je souris et acquiesçai. Bien sûr. Le Tuteur de Neith n'avait jamais mis les pieds sur un vaisseau. Ils étaient d'ailleurs plus de la moitié à bord à avoir reçu leur formation par quelqu'un qui était totalement étranger au monde des Corsaires. J'avais d'abord pensé que cela ne faisait que peu de différence, mais je me rendais compte à présent de mon erreur. Le Tuteur de Neith devait connaître à la perfection le monde des « autres », des citoyens, des arrakans, puisqu'il y avait vécu toute sa vie et jamais n'en avait été écarté. Ce qui signifiait qu'il savait aussi ce qu'était l'art, la lecture, les promenades, l'amour, les fêtes, les rencontres inopportunes, les boutiques, les disputes, les phénomènes de masse, les ragots, ... Les aléas de la vie d'une personne ordinaire, en somme. Choses qui pour moi étaient lointaines et floues. Le Tuteur de Neith lui avait donc retransmis tout tout ce savoir implicite, sans doute sans même s'en rendre compte. Mine de rien, ça faisait une sacrée différence. La preuve : Neith venait de me scotcher sur place. Sans doute ne se rendait-il pas compte que les envoûtantes notes défilaient encore dans mes oreilles.

- Le son est produit par le claquement des lamelles lorsqu'elles se relèvent, m'expliqua Neith, et la petite manivelle que tu vois là fait tourner une sorte de rouleau qui passe à l'intérieur de la caisse de résonance. Ce rouleau est fait dans je ne sais plus trop quelle matière, mais bref, en tout cas, il module fortement le son, comme tu as pu l'entendre. Et on peut faire un nombre d'effets ahurissants, avec ça, selon si on tourne vite, ou doucement...

- Je ne savais pas que tu étais musicien, fis-je, interloquée.

Il m'agressa un grand sourire qui plus que jamais lui donnaient une dégaine d'adolescent attardé.
- Eh bien, tu es la première à bord à le savoir en tout cas ! Bon, il faut que je retourne travailler. Salut Täher !

Et il fila, disparaissant aussi vite qu'il était apparu. Je restai quelques instants immobile, agrippée à mon gouvernail sans trop savoir quoi faire ni quoi penser, touchée par le geste de Neith. Ça faisait trop de beauté d'un coup. Trop de découvertes incroyables pour ces quelques jours. J'avais devant moi l'impressionnant panorama de la chaîne de montagnes, et dans ma tête l'air de kabuton qui résonnait encore. Pourquoi n'avais-je jamais connu ça avant ? Pourquoi Miggle n'avait-il pas jugé nécessaire de me parler de musique, ou même de petites choses de la vie, ces petites choses qui la transforment et qui la remplissent ? Plus que jamais j'avais l'impression d'être une étrangère à moi-même, une créature étrange perdue dans un monde dont elle n'arriverait pas à comprendre les codes ni les lois.

Je poussai un long soupir et me concentrai sur mon gouvernail.

Allez Täher. Ne te pose pas trop de questions. Ou plutôt, pose-toi les bonnes. Et si tu veux mieux comprendre ce qui t'entoure, défaits-toi de toutes tes entraves et donne-toi l'impulsion nécessaire pour arriver jusqu'à la surface.



[Jinko] La fin de la journée était toujours marquée par ce moment tant attendu où l'on coupait les moteurs. Il était si étrange alors de sentir s'évanouir le vrombissement des machines sous nos pieds, auquel nous nous étions déjà si bien accoutumés que nous ne le discernions même plus. Lorsque les réacteurs cessaient des tourner, on se retrouvait alors dans un calme absolu, comme si le monde entier s'était tu pour nous observer. « C'est seulement pour les premières semaines » avait précisé Nabion d'un ton sec. « Aussi tôt que possible nous accélérerons le rythme et les moteurs tourneront jour et nuit ! ». Je me demandais ce qu'il allait advenir de la pauvre Täher, qui tous les jours arrivait au repas du soir complètement éreintée par la journée qu'elle avait passée agrippée à son gouvernail. De tout l'équipage, elle était certainement celle qui disposait du moins de temps libre, les suivants dans la liste étant les mousses. Cependant, je n'avais pas à me plaindre. Même les jours de nettoyage intensif de la Nébuleuse ne m'étaient pas si désagréables. Le travail requérait si peu d'activité intellectuelle que les mouvements devenaient mécaniques et l'on les effectuait sans même y penser, ce qui me laissait le loisir de laisser cheminer mes pensées comme bon me semblait, et j'étais souvent si profondément perdu dans mes pensées que les heures passaient sans même que je ne m'en rende compte.

Le repas était cependant un moment que j'attendais souvent avec impatience. Il se déroulait à table tout un tas de discussions et de débats entre tous mes compagnons, que je me plaisais à écouter, souvent sans faire la moindre intervention. Beaucoup de notions et de détails m'échappaient encore, et j'étais admiratif de toutes les connaissances du reste de l'équipage. C'était pour moi une véritable délectation que d'être là, parmi eux. Eux qui semblaient si vivants, si engagés dans ce en quoi ils croyaient, si authentiques. J'aimais les écouter parler, polémiquer, échanger. Quant à moi je ne perdais pas une occasion d'en apprendre plus sur ce monde duquel je ne savais rien. Lorsque j'arrivai à table, ce soir-là, je la trouvai animée encore une fois par d'intenses discussions. Je m'assis et écoutait Tokus, qui semblait en profond débat avec ses voisins de tablée.

- Le problème d'Eleis, fit-il en brandissant sa fourchette de façon accusatrice, c'est que le savoir y est trop morcelé. Toutes les informations dont nous disposons, nous autres Corsaires, ne sont accessibles qu'à nous, et encore, par petites bribes, comme si on les empêchait de franchir une frontière imaginaire.

- Je ne vois pas ça comme ça, répondit vivement Drizzt (que c'était bien la première fois que je voyais engagé dans une discussion de ce genre). Le savoir flue, même si on ne s'en rend pas compte en tant qu'individu isolé du reste de la collectivité. C'est bien la charge de tous les Tuteurs, d'ailleurs, qui sont réceptacles de ce savoir et vous l'ont retransmis à tous !

- Ce qui ne l'empêche pas de stagner ! reprit le chasseur qui s'exprimait avec sourire et conviction. On ressasse toujours les mêmes choses, et le filon d'informations qui a été déterré d'on ne sait où s'épuise petit à petit. Je considère d'ailleurs que c'est un des devoirs que nous avons envers le monde, nous qui avons la chance de pouvoir le parcourir : pourquoi ne pas nous charger de l'explorer plus en détails ? D'approfondir les connaissances que nous en avons déjà ? Ça, ça ferait avancer les choses !

- C'est déjà le cas, non ? fit remarquer Elke. Le carnet de route du capitaine, par exemple, qui doit régulièrement être lu par les membres du Ministère, le routier également qui se doit d'apporter des précisions aux cartes d'Eleis...

- Mais tout ça, ça tourne en rond, reprit Täher, elle aussi impliquée dans la discussion. Les seuls à posséder la totalité de ces informations sont les membres du Ministère, et libre à eux ensuite d'en faire ce que bon leur semble ! Je suis d'accord avec Tokus sur ce point là. Il y a comme une entrave à l'information, qu'elle soit volontaire ou non, elle est là. Et puis, même si certains d'entre nous ont la tâche d'apporter des précisions aux connaissances de base, jamais ces précisions ne pourront être révolutionnaires, puisque nous sommes chargés de faire le lien entre les cité-bulles ! Tous les équipages de Corsaires empruntent toujours les mêmes routes entre les villes, ou à peu de choses près, ce qui fait que les quelques découvertes ou améliorations qu'ils auraient à apporter seraient très limitées.

- Exact, fit Hakks. Je pense que des programmes d'exploration devraient être inclus dans les principaux objectifs des Corsaires. On sait si peu de choses de ce qui nous entoure ! C'est aussi notre rôle que de laisser notre trace là où nous passons, en enrichissant le patrimoine que nous possédons !

- Il ne faut pas mélanger les choses, argumenta le second. Ce sont là deux tâches bien distinctes, et je ne pense pas qu'il soit possible de mener les deux simultanément.

- Mais qui s'en chargera dans ce cas, à part nous ? s'exclama Tokus, qui semblait prendre un réel plaisir à ce débat. Qui de mieux placé pour explorer Eleis que les Corsaires ? De plus, même si effectivement nous apportons un certain lot d'informations supplémentaires, elles sont gardées jalousement comme un petit bijou chéri par son avare propriétaire ! Pourquoi n'a-t-on pas accès par exemple aux découvertes et aux réflexions des équipages des autres villes, qui ont sillonné le Dehors avant nous ? Et pourquoi ne pourrait-on pas avoir un libre accès à ce savoir ?

- Là, ce sont encore d'autres données qui entrent en jeu, grommela Drizzt. Dans les circonstances actuelles, toutes les cité-bulles sont un peu dans la défensive et le savoir procure le pouvoir. Ce serait vendre leurs armes que d'exposer leurs connaissances au monde entier.

- Eh bien, ça me donnerait presque des ambitions de changer le monde, fit Hakks en souriant. Je veux dire, un monde qui n'arrive pas à emmagasiner son savoir de façon cohérente ne peut pas aller de l'avant ! Que sait-on par exemple de l'histoire de ceux qui ont vécu avant nous ? Très peu de choses, hélas ! Seules les légendes nous le content encore.

- Il est difficile de mener de telles recherches, fit remarquer Elke. Les derniers vestiges des civilisations d'autrefois se trouvent dans la mémoire collective, et il serait difficile de les déterrer.

- Et moi je dis qu'on s'obstine simplement à fermer les yeux sur tout ça, reprit Hakks. Et il existerait une solution simple pour se réapproprier nos connaissances et notre passé !

L'assemblée lui jeta un regard énigmatique, mais le chasseur n'eut pas à préciser sa pensée puisque Sirus, assis un peu plus loin, s'en chargea, et l'explication fut donnée en un seul mot.

- Yldune.

Le souvenir de la légende que nous avaient contée les chasseurs le soir du départ me revint. Yldune était la cité construite par la jeune fille du même nom sur l'archipel crénelé, la sœur de la fameuse fratrie, qui s'était enivrée de savoir.

- Mais c'est une légende... fit Elke dans un souffle.

- Ah ! Mécanicienne adorée ! Ton manque de fantaisie me déçoit ! s'exclama Tokus en riant. Je pense qu'il est bien temps de croire aux légendes, dans ce cas ! C'est tout ce qu'il nous reste, après tout.

Sirus acquiesça et déclara :

- Je crois moi aussi à l'existence de cette cité, j'espère avoir l'honneur de m'y rendre un jour. Il serait nécessaire d'approfondir plusieurs points fondamentaux de notre passé.

- Exact, approuva Täher. On n'est même pas capable de remonter plus d'une paire de siècles en arrière... l'essor des cité-bulles, la naissance des équipages de Corsaires, et quoi de plus, finalement ?

- En ce qui me concerne, j'aimerais remonter encore plus loin que ça, fit Sirus. Beaucoup de choses me troublent. Une en particulier, à vrai dire.

Le routier ayant déjà gagné le respect de la plupart de l'auditoire dans les jours qui avaient précédé, tous sentirent qu'il allait en dire plus sur ces questions qui le taraudaient et lui portèrent soudainement une attention religieuse, moi y compris.

- Il y a, dans notre présence même sur cette terre, quelque chose qui me paraît illogique. Dans votre cas, fit-il en désignant du regard les deux chasseurs, peut-être avez vous été amenés au même raisonnement que moi. N'avez-vous pas remarqué comme la faune du Dehors est formidablement bien adaptée à la vie sauvage, et à affronter toutes ces intempéries qui font la grande difficulté des équipages de Corsaires ?

Les deux chasseurs approuvèrent en riant.

- Oh, ça oui ! fit Tokus. J'ai plus d'une fois été pris de l'envie de devenir une gouaille, ou un klammphe – bien que ce soit pas très joli à voir –.

Reprenant son sérieux, il s'expliqua auprès de nous tous, qui ne saisissions pas très bien où il voulait en venir.

- Je veux dire, c'est tout de même dingue que toutes ces petites bestioles qu'on étudie depuis maintenant un sacré paquet d'années, Hakks et moi, vivent avec tant de facilité dans ce milieu qui est pourtant relativement hostile. On peut les trouver moches, bêtes, repoussantes, terrifiantes, ou que sais-je encore, mais on ne peut nier qu'elles ont su s'accoutumer aux caprices du Dehors, tandis que nous, grands penseurs et grands créateurs, qui avons accompli des choses phénoménales de par le monde, nous sommes tétanisés devant une tempête magnétique ! Ce qui pour les Corsaires est une guerre de tous les instants contre le Dehors est pour eux leur foyer, tout simplement. C'est leur habitat naturel, et ils y vivent sans aucune difficulté ! Et nous, malgré les années, on demeure incapables de s'adapter.

Elke hocha la tête avec un sourire. Sans doute était-elle comme moi en train de se projeter l'image mentale de nos deux chasseurs transformés en qui sait quels animaux étranges et exotiques.

- C'est précisément là que je veux en venir, reprit Sirus. Ça ne vous paraît pas étrange que nous, petits humains, comme tu dis, ayons émergé et survécu dans un monde qui nous est hostile ?

- Comment ça ? intervint Täher, les sourcils froncés.

- C'est comme si le processus de la sélection naturelle ne s'était pas appliqué à nous, expliqua Sirus. Dans tous les écosystèmes de ce monde, on retrouve les mêmes phénomènes, les chasseurs pourront vous en parler bien mieux que moi : les races fortes sont amenées à survivre, tandis que les races faibles disparaissent, et ce de façon naturelle, qu'elles soient dévorées par leurs prédateurs ou annihilées par le milieu lui-même, auquel elles ne réussissent pas à s'adapter. Hors, nous les humains, nous ne sommes clairement pas adaptées à notre milieu ! Si c'était le cas, les cité-bulles n'existeraient pas, et nous vivrions tous dans le Dehors, en libre circulation.

Le monde utopique qu'il évoquait semblait si invraisemblable que je demeurai, les yeux grand ouverts, tentant de me représenter la chose... non, c'était tout bonnement inimaginable.

- Nous avons donc construit des dômes et beaucoup d'autres procédés pour nous protéger de ce monde, et comme vous pouvez le constater, nous survivons très bien à l'heure actuelle, mais il y a décidément un mystère là-dessous. Car nous ne sommes pas nés avec toute cette technologie entre les mains. Tout ce que nous connaissons et qui nous est familier est le produit de l'évolution : nos villes, nos maisons, nos appareils... ce vaisseau lui-même, d'ailleurs ! Imaginez-vous, que se passerait-il si nous nous retrouvions, tout d'un coup, vous et moi, largués dans le Dehors, sans rien, sans outils, sans habits pour nous protéger du froid, sans armes, sans même avoir la connaissance nécessaire pour recréer toute cette technologie autour de nous ? La réponse est simple : nous ne tiendrions pas dix jours !

Le routier semblait avoir plongé tout le monde dans une grande réflexion, et pour ma part, bien que le sujet me fascinât, la conversation me semblait absurde au plus haut point. J'avais tellement été habitué à penser selon le même système qu'il m'était à présent difficile de me défaire de tout ce que j'avais toujours connu. Mais la question méritait effectivement d'être fouillée. Qu'y avait-il eu avant ? Comment était l'homme à ses origines ? Qu'est-ce qui avait permis sa survie à la surface de ce monde hostile ?

- C'est très pertinent, ce que tu dis là, fit Dink, le menton englouti dans sa grande main calleuse, d'ailleurs des recherches ont dû être menées là-dessus, il faudrait se renseigner. La seule hypothèse plausible serait... que nous soyons arrivés d'ailleurs. D'une autre zone, d'un autre continent, qui ne serait pas régi par les mêmes règles et où le magnétisme n'existerait pas, ou presque pas.

L'hypothèse était séduisante, et je vis briller les yeux de tous mes camarades en s'imaginant un monde où les vies des hommes ne seraient pas régies par les caprices du Dehors et de ses colères magnétiques. Un tel monde était-il possible ? C'était à la limite de l'inenvisageable.

Sirus acquiesça.

- En effet, c'est aussi une des théories auxquelles j'ai abouti. Mais j'ai une autre hypothèse...
Toute l'assemblée semblait pendue à ses lèvres.

- Il se peut également qu'il se soit passé quelque chose. Qu'Eleis n'ait pas toujours été tel que nous le connaissons, qu'il ait été autrefois plus tranquille et donc viable pour nous les hommes. Dans ce cas, cela signifie qu'un jour serait subvenu un cataclysme, ou je ne sais quoi, qui aurait profondément changé toute la constitution d'Eleis, et aurait généré ces anomalies magnétiques qui nous contraignent tant aujourd'hui. C'est une autre explication possible.

- C'est impossible ! s'exclama Elke. La première hypothèse me semble fondée, mais dans ce cas-là, c'est totalement insensé. Les phénomènes magnétiques sont dus à la Lymbe, tu dois bien le savoir. Il en existe des quantités monstrueuses, juste là, sous nos pieds, et c'est ce minerai qui génère tous ces tourments sur Eleis. Un cataclysme, aussi monumental qu'il soit, n'aurait jamais pu avoir un impact si profond sur l'environnement. Un cataclysme peut détruire, mais il ne peut pas transformer.

L'argument d'Elke était perspicace, mais laissa tous mes compagnons dans un désarroi total. De toute évidence, personne ici n'avait jamais réfléchi à ce genre de questions, ou du moins, personne n'aurait pu apporter de théories plus convaincantes. En ce qui me concernait, c'était une thématique tout à fait nouvelle pour moi. Les origines. Nos origines. La question me fascinait, et un vertigineux tourbillon mental s'était déchaîné dans mon esprit.

Sirus hocha les épaules, comme si l'intervention d'Elke le laissait de glace.

- Ce sont mes hypothèses. Je ne prétend pas détenir la vérité. Mais les deux méritent d'être réfléchies.

S'ensuivit un tel chaos autour de la table qu'il était difficile de discerner les opinions des uns et des autres. Nous étions tous séduits par la perspective de nous découvrir des origines que nous nous ignorions, et c'était comme si la problématique introduite par Sirus venait d'ouvrir une nouvelle porte. Pour ma part, je me rendais chaque jour un peu plus compte que le Dehors n'avait pas fini de nous surprendre, et que la liste des mystères à élucider était bien plus longue que ce à quoi je m'attendais.

Toutes ces questions que nous commencions à nous poser étaient les prémices de l'incroyable parcours qui serait le nôtre, et qui, par bien des aspects, différerait totalement de tout ce qui avait été fait auparavant.


[Jilal] J'aime pas ce besoin bizarre qu'ils ont tous de se chercher comme ça pour se découvrir. Comme une meute d'animaux qui gueulent haut et fort leurs convictions pour vérifier qu'ils appartiennent bien à la même horde. Y'a que le visage qui parle. Les paroles, c'est bien trop facile de les faire gonfler. Mais la face, ça trompe pas, on ne la parasite pas ! Et moi j'aime pas ce que j'y lis, sur leurs faces. Des fois y'a des éclats de folie qui transparaissent et qui m'disent rien qui vaille. J'ai peut-être pas leurs connaissances mais je sais me méfier. On m'aura pas, moi. D'ailleurs plus ça va plus ça me repousse de les voir faire leurs têtes pensantes. Parce que c'est pas stable, tout ça. C'est pas assez sécurisant, toute cette affaire dans laquelle on s'est embarquée, et ils se sentent obligés de déséquilibrer cette masse grouillante d'incertitudes. Moi j'dis que ça sert à rien tout ça. Qu'il faut se préparer à affronter ce que la vie mettra sur notre chemin, voilà. Je suis sûre que ça leur flanque la frousse, qu'ils ont les jetons de se confronter à tout ce qui nous attend là Dehors. J'ai pas peur, moi. Je suis increvable et je le sais. Ils portent tous leurs problèmes sur eux et ils essaient de les planquer, mais ça transparaît jusque sur leurs yeux. J'les vois. Il aurait fallu des gens solides pour cette aventure, pourtant ils sont tous bourrés de doutes jusqu'à la moelle, même s'ils étaient tous seuls perdus avec eux-mêmes ils se trouveraient encore des conflits. Je sais pas dans quel sens ça va aller tout ça. Alors je reste sur mes gardes, c'est tout.

Et puis y'a les montagnes dont on s'approche un peu plus chaque jour. Ils disent que demain on commencera la traversée. Moi elles me tranquillisent ces montagnes. J'aime la force brute qu'elles dégagent, j'me dis que si j'avais pu choisir j'aurais sûrement grandi là-bas, perché quelque part, entre deux cailloux et trois brins d'herbes.

Et après, y'aura Amskin. Amskin, on verra ce qu'elle nous réserve.


[Tokus] Au matin du huitième jour de navigation, nous avons commencé à nous engouffrer dans les montagnes.

Drôles de bestioles, ces montagnes. C'est ce qu'on s'est dit, avec Hakks. Quand on était encore à quelques kilomètres, elles faisaient presque peur. De lointaines silhouettes sombres déchiquetées, comme une longue rangée de couteaux effilés qu'on aurait plantés là pour nous barrer la route. Mais une fois engagé dedans, impossible de le ressentir de la même façon.

Il y a quelque chose qui me touche, dans ce paysage désolé. Dans ces pentes vertigineuses, tellement raides qu'on ne pourrait pas y poser le pied sans dégringoler aussi sec et aller se rouler dans la poussière quelques mètres en contrebas. Dans ces cavités creusées dans la roche noire, dont l'antre est toute tapissée d'ombre et régurgite des effluves de mystère et d'humidité qui titillent les sens. Dans ces coulées de cailloux que les roches morcelées ont semés au fil des années, comme si la montagne se vomissait elle-même. Comme s'il y avait une autre montagne dans la montagne. Et puis, ces altitudes. Ces pointes qui paraissent défier le ciel de leurs arrogants sommets, et qui étirent leurs ombres titanesques à l'infini. C'est bien difficile à définir, mais il y a dans tout ça une beauté sauvage qui me fascine. J'ai la sensation de redécouvrir le Dehors. Après les plaines verdoyantes et paradisiaques que nous venons de traverser pendant toute une semaine, nous découvrons une infime parcelle de ce qu'il est réellement, sans tricherie et sans artifices. Comme une femme au petit jour qui se réveille toute emmêlée d'une nuit d'amour.

J'aime les choses et les gens qui ne font pas semblant d'être autre chose que ce qu'ils sont. Et le Dehors m'apparaît aujourd'hui dans une nouvelle dimension, plus secrète, plus difficile à cerner. Il est moins élégant mais n'en est que plus séduisant et plus profond. Il est brut. Hostile. Puissant. Authentique. Il est lui-même.
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