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Lecture d'un chapitre



Lecture du chapitre 11
Nom de l'œuvre : Les Racines Magnétiques Nom du chapitre : La déferlante 1/2
Écrit par Kailianna Chapitre publié le : 15/12/2011 à 14:31
Œuvre lue 17000 fois Dernière édition le : 15/12/2011 à 14:31
[Drizzt] C'est comme si quelqu'un avait coupé net le fabuleux élan qui a impulsé la Nébuleuse jusqu'à présent. Y'avait de la vivacité, de l'ambition et de la jovialité. Y'en avait même plein les cales, ça débordait de tous les côtés. Le vaisseau pullulait de vie et la vomissait par tous ses orifices. Et tout d'un coup, il n'y a plus rien. Ils sont tous là à maugréer leurs humeurs, à penser trop fort et à parler trop bas. Ils ruminent leurs inquiétudes. Jilal en rigolerait sûrement s'il pouvait sortir de sa torpeur vénéneuse ne serait-ce que quelques minutes. Il a été con de faire ça. Il a été con, parce que ça a eu un impact considérable sur tous les autres. Tout le monde ici a envie de croire qu'on pourra être un noyau de vie, un nœud de courage. Des Corsaires, bordel, des sillonneurs du Dehors dignes de ce nom. Et voilà que tout est remis en question ! Et voilà que l'équipage est boiteux. Il faut qu'ils dépassent ça. Parce que sinon, c'est toute la structure qui s'englue.
Mais ça, c'est pas mon problème. Moi, je dois soigner le gaillard. Et il est mal en point. Il a un poison sacrément coriace qui lui court dans les veines et qui s'applique à ronger impunément chaque particule de sa chair. Le venin, c'est la pire des saloperies. Une fois qu'il est venu t'infester de sa petite rengaine pernicieuse, impossible de l'empêcher de faire sa sale besogne et d'aller courir dans tout le reste de ton corps pour le tuer doucement. D'ailleurs ça m'étonne que Jilal soit toujours en vie. Il est plongé dans un de ces comas sournois et indécis. Entre la vie et la mort. Impossible de savoir quand est-ce qu'il pourra se réveiller. C'est sans doute mieux comme ça. Je sais pas si j'aurais su lui faire comprendre qu'il avait sans doute plus que quelques heures devant lui. Je sais pas comment il aurait réagi. S'il doit mourir, mieux vaut qu'il se démerde pour le faire tout seul sans les conseils de personne.
Je ne sais pas ce qu'il va advenir de lui. Pour le moment son corps est inerte. Comme une grosse bestiole gisant là, dans la salle de soins. Mais je ferai tout ce que je peux. Pas par empathie, mais par dévotion. Parce que j'ai foi en notre équipage, et que je crois au langage de survie du corps.
Même à un crétin qui tenterait de planter son couteau dans le cœur de son voisin et qui, dans le feu de l'action, entaillerait son propre doigt, même à celui-là, je lui mettrais un pansement.

[Jinko] La vie à bord suivait son cours. Mais plus de la même façon. Un genre de malaise avait pris l'équipage, une nausée collective qui nous avait tous atteint, et la cause de tout cela était limpide : aucun d'entre nous n'appréciait Jilal.
Si la gouaille avait piqué Elke, qui avait su gagner la sympathie de tous, sans doute tout le vaisseau se serait-il démené, encouragé et serré les coudes pour surmonter cette rude épreuve. Si ç'avait été Elke, alors tous seraient allés la voir, tous les jours, tous se seraient enquéris de son état de santé auprès de Drizzt, et cela aurait généré des discussions passionnées et pleines d'espoir à table. Si ç'avait été Elke, l'accident nous aurait ressoudé et nous aurait uni plus que jamais. Mais il n'en avait pas été ainsi. L'accident avait frappé là où nous étions vulnérables et avait mis en évidence ce problème : nous n'étions pas un groupe uni, et n'avions rien de la grande famille que le Ministère se plaisait tant à nous dépeindre avant le départ. Depuis que Jilal avait perdu connaissance et gisait dans la salle de soins, un étrange malaise avait gagné l'équipage.
Il était impossible d'éviter le sujet, mais difficile de l'aborder sans retomber systématiquement sur les mêmes réflexions, et la situation était préoccupante. Au repas de midi de ce jour-là, lendemain de l'accident, Neith arriva à table avec des nouvelles.
- On vient d'avoir un entretien avec le Ministère, le capitaine, Drizzt et moi, annonça-t-il.
C'était presque devenu une habitude. Neith, de par son statut d'émetteur, était le colporteur de nouvelles à bord. Toutes les têtes se tournèrent vers lui.
- On a évoqué la possibilité de revenir à Arrakas pour qu'il puisse bénéficier des soins nécessaires le plus rapidement possible, annonça-t-il à l'assemblée qui buvait ses paroles comme s'il s'agissait de la plus savoureuse des liqueurs. Après tout, on n'est qu'à une dizaine de jours d'Arrakas, alors que trois semaines nous séparent encore d'Amskin.
- Et ? Qu'est-ce qu'ils ont répondu ? s'enquit Beo.
Le visage de Neith se tordit dans un rictus amer.
- Que l'on ne pouvait pas se le permettre. Et que, par ailleurs, ils étaient persuadés que Jilal allait tenir jusqu'à Amskin. Ils ont dit qu'une fois là-bas on pourrait le soigner et qu'il pourrait repartir sans aucun souci.
- Bordel, c'est pas croyable ! explosa Hakks. On a un membre de l'équipage suspendu entre la vie et la mort et ils veulent qu'on continue à faire notre petit commerce comme si de rien n'était ?
Des grognements de protestation commençaient à se faire entendre à table. Tous étaient indignés par cette mesure du Ministère.
- Allons, calmez-vous ! intervint Nabion. Je vous rappelle que le Ministère suit les équipages de Corsaires depuis de nombreuses années, ils savent très bien ce qu'il convient de faire ou non. Par ailleurs, Neith a oublié de mentionner un élément de notre conversation (tout en disant cela, Nabion fusilla l'émetteur du regard, qui reporta aussitôt l'attention sur son assiette). Apparemment, un cas semblable a eu lieu il y a quelques années et le Ministère insiste sur le point que Jilal ne court pas de réel danger. Il est peu probable qu'il sorte de son coma avant notre arrivée à Amskin, cependant rien n'indique qu'il puisse y perdre la vie et...
- Mais on s'en fout ! reprit Hakks, n'hésitant pas à couper la parole au capitaine. Ils sont pas médecins, qu'est-ce qu'ils en savent ? Ils sont bien mignons, les gars du Ministère, mais ce ne sont que des putains de traceurs qui nous suivent sans avoir la moindre idée de ce qu'on vit ! C'est pas avec une conférence radio par jour qu'ils vont pouvoir se rendre compte de ce qui se passe réellement à bord ! On est dans une situation critique qui mériterait qu'on suspende immédiatement toutes nos activités. Il s'agit pas de profit, là, merde, il s'agit d'une vie humaine !
- Pauvre Jilal... ajouta Beo, approuvé par les autres.
- Certes... mais... euh... personne ici n'a rien à redire aux ordres du Ministère, pas même moi... alors...
La phrase de Nabion se perdit dans le tumulte qui avait éclaté dans le réfectoire. J'observai le capitaine se mordre la lèvre inférieure tandis que des débats étaient lancés un peu partout autour de la table. Un semblant de calme revint lorsque Täher se leva avec vacarme.
- Mais arrêtez de vous prendre pour des justiciers, tous, merde !
Tout le monde se tut et Täher poursuivit, le regard enflammé par une étoile de colère.
- Bien sûr, c'est facile de se découvrir un grand cœur pacifiste et engagé dans un moment pareil ! Mais putain, tout le monde ici sait pertinemment que Jilal nous exècre à tous ! Ça ne sert à rien de jouer les équipages unis et solidaires et de faire comme si on s'aimait éperdument les uns les autres, on sait très bien que c'est faux ! Qui avait témoigné ne serait-ce que d'une once de sympathie envers Jilal avant son accident, hein ? Personne !
S'ensuivirent quelques secondes de silence, durant lesquelles personne n'osa prendre la parole.
- Mais Täher... finit par déclarer Lao. Ce n'est pas vraiment de ça qu'il est question.
- Bien sûr que si ! protesta la pilote, qui, maintenant plus que jamais, semblait être un fauve, sauvage et indocile. C'est même exactement de ça qu'il est question ! A quoi ça sert de jouer la comédie plus longtemps ? J'en ai marre d'entendre parler de cette affaire. Toujours les mêmes remarques, toujours les mêmes opinions, sans jamais trop se positionner, sans jamais trop en dire. Ceux qui plaignent Jilal et qui se lamentent sur son sort ferment leur gueule parce qu'ils savent qu'il a fait exactement ce qu'il ne fallait pas faire, et donc qu'il a mérité ce qui lui arrive, et ceux qui ont envie de crier au monde entier que de toutes façons, ce type n'est qu'un connard, ferment leur gueule aussi parce qu'ils savent que ce serait mal vu de l'incendier étant donné l'état critique dans lequel il se trouve ! Résultat : tout le monde en parle à voix basse, mais personne ne dit rien ! Et tout le monde essaie de faire croire qu'on est un groupe solide, aimant et uni, et donc qu'on va affronter ça tous ensemble. Mais c'est pas ça la vérité bordel. La vérité c'est qu'il nous sort par les trous de nez à tous, inutile de se voiler la face. Ça me dégoûte, cette fausse compassion dont on fait preuve.
- Mais ça ne change rien à ce qui est en jeu, ça, Täher, fit remarquer Elke. Ce qui compte c'est...
- Mais bien sûr que si ! reprit Täher sans laisser à Elke le temps de finir sa phrase. Ça change tout, au contraire ! Ça change qu'on sait au nom de quoi on proteste, ça change qu'on devient cohérents dans nos esprits et dans nos actes, et qu'on va de l'avant en arrêtant de se voiler la face ! Alors on va affronter l'accident de Jilal, on va affronter ces enfoirés du Ministère, et pas parce que « oh mince, c'est quand même triste ce qui nous arrive », mais parce qu'on est un groupe, putain, et qu'on doit être capable d'analyser les choses collectivement, et pas se faire sa petite opinion chacun dans son coin. J'ai aucune confiance envers le Ministère, mais je suis sûre qu'ils sont capables de tout faire foirer si on décide de leur désobéir et de revenir à Arrakas. Alors on va faire ce qu'ils nous disent. On va aller à Amskin, on va faire attention à ce que Jilal y arrive en vie, et on va faire le point sur tout ça. Mais ça suffit, assez de fausses intentions et de discours mielleux. Si on veut être un véritable équipage, il va falloir commencer à être sincères les uns envers les autres, et avec nous-mêmes.
Le visage de Täher avait prit une teinte cramoisie, et elle avait récité sa tirade d'une traite, comme si ses mots menaçaient d'exploser à l'intérieur de sa bouche et qu'elle devait s'en délester au plus vite. Elle semblait sur le point d'ajouter autre chose, mais finit par refermer sa bouche qu'elle avait gardée grande ouverte, baisser les yeux, et se rasseoir. Personne ne fit aucun commentaire, et un lourd silence s'installa autour de la table. L'air de rien, les mots de Täher avaient fait mouche, et lorsque nous quittâmes le réfectoire ce jour-là, nous n'étions plus tout à fait les mêmes.

[Täher] Personne n'avait protesté lorsque j'avais laissé éclater mon indignation à table. Personne ne m'en avait reparlé non plus (ou personne n'avait osé?). A peine sortie du repas, je m'étais hâtée de regagner la cabine de pilotage afin de canaliser toute la pression que je sentais peser sur mes épaules sur mon gouvernail, lequel semblait prendre un malin plaisir à grincer à tout va, en écho à mon esprit tourmenté.
La vérité, c'est que cette affaire m'oppressait terriblement. Je pensais chacun des mots que j'avais prononcés tout à l'heure, mais j'avais regretté ma prise de parole dès l'instant suivant. J'étais en pleine révolution intérieure, chamboulée par l'accident, et tout ce que j'avais trouvé de mieux à faire, c'était de balancer tout ça à la tronche des autres membres de l'équipage. Non, décidément, ce n'était pas comme ça que j'imaginais les choses. La pression que je ressentais s'était accumulée, encore, encore et encore. Et j'avais tout laissé éclater, là, comme ça, devant mes camarades, sans pouvoir retenir mes mots, sans même en avoir l'envie. Encore une fois, j'avais cédé à mes impulsions. A croire que c'était quelque chose de récurrent, chez moi. Fallait bien le reconnaître, j'étais incapable de fermer ma gueule.
Je poussai un soupir et pris ma tête entre mes mains. J'avais du mal à comprendre pourquoi toute cette histoire m'affectait à ce point, moi qui habituellement savais faire preuve de sang-froid. Mais l'image de la veille ne semblait pas vouloir déloger de mon crâne. Je revivais constamment la scène. Moi, joyeuse, souriant comme une gamine à laquelle on aurait offert un beau jouet, m’entrelaçant avec la gouaille. Le visage crispé de Jilal. La détonation. Son corps tressautant, les spasmes qui parcouraient son corps avec une violence inouïe. L'écume blanche qui lui était venue aux lèvres. J'avais beau faire mon possible pour regarder tout ça d'un point de vue objectif - pourquoi est-ce qu'il avait fait ça, bordel ? C'était d'une stupidité affligeante - , Jilal avait tout de même agi ainsi en espérant me protéger. Et ça, je n'arrivais tout simplement pas à l'encaisser. L'idée effroyable qu'il puisse y rester ne me lâchait pas. Le pire dans tout ça, c'était qu'à moi non plus, Jilal ne m'inspirait aucune sympathie. La rage qu'il semblait porter en lui m'avait toujours laissée dubitative et perplexe, mais jamais je n'avais cherché en savoir plus à son sujet. C'était quelqu'un qui ne donnait pas envie d'aller vers lui, point final. Et là, il allait mourir.
A force de tourner en rond en ressassant ces lugubres pensées, je finis par sentir une impérieuse nécessité de sortir de cette cabine et de marcher un peu. Comme je ne tenais pas non plus à tomber sur l'un de mes équipiers et à affronter les regards des autres, j'évitai soigneusement de me rendre sur le pont et décidai de me rendre en salle de soins, où se trouvait Drizzt, sans doute en train d'examiner Jilal et de faire son possible pour le sortir de ce mauvais pas. Drizzt. On pouvait en dire ce qu'on voulait (il était vrai qu'il était d'une neutralité déconcertante à tout point de vue), notre second était certainement le seul à bord à ne jamais porter de jugement sur quoi que ce soit et à ne jamais s'impliquer, que ce fût dans une querelle ou dans un débat passionné. Il était plus objectif et plus rationnel que quiconque, et c'était en cet instant ce dont j'avais le plus grand besoin.
Lorsque j'entrai dans la salle, il me salua d'un bref hochement de tête.
Jilal était là, perdu au milieu de ses draps. Les yeux clos, sa respiration était si faible qu'elle en était presque imperceptible. Je m'avançai doucement.
- Comment va-t-il ? m'enquéris-je.
Drizzt marqua quelques instants de silence avant de me répondre.
- Il est faible. Le poison paralyse son corps, on pourrait lui trancher un bras qu'il ne réagirait même pas. Il doit être en train de faire des rêves délirants, comme les fiévreux.
Je me mordis la lèvre inférieure. Jamais Jilal n'avait semblé plus vulnérable qu'à présent.
- C'est pas évident pour le nourrir, reprit Drizzt. Beo me donne chaque jour plusieurs sachets d'aliments réduits en poudre, que je dois ensuite diluer dans de l'eau et lui faire avaler doucement pour qu'il ne s'étouffe pas. Un vrai chérubin. Inutile que je te donne les détails quant à l'évacuation de l'eau et des aliments qu'il ingère. Il est très mal en point, mais pour l'instant, il tient le coup, on dirait.
Il était difficile de croire Drizzt sur parole. Jilal avait revêtu une pâleur effrayante et rien ne semblait attester que la vie habitait encore ce corps. On aurait dit un mort. Un putain de macchabée qui faisait mine de respirer.
Je tentai de maîtriser les émotions contradictoires qui m'envahissaient à la vue du corps du mousse. C'était si déstabilisant de le voir là, comme ça, lui qui avait toujours crié haut et fort que même la pire des tempêtes ne le ferait pas flancher.
- Hé, t'inquiètes pas petite.
Drizzt me regardait maintenant, inexpressif, comme toujours. Quelqu'un d'autre aurait sans doute posé sa main sur mon épaule en signe de soutien, lui se contentait d'être là, de me regarder et de me parler.
- T'as pas grand chose à voir dans tout ça, en fin de compte. Ça ne sert plus à rien de se morfondre maintenant. On en est là, on va faire ce qu'on peut pour arranger les choses. Et au passage, peut-être que quand il se réveillerai il réalisera sa connerie et que ça le fera réfléchir un peu.
Je tiquai à ces mots.
- Tu penses qu'il va se réveiller ? marmonnai-je, peinant à masquer les tremblements de ma voix.
Drizzt haussa les épaules.
- C'est encore trop tôt pour le dire. Seul le temps nous l'apprendra. Mais pour le moment, il s'accroche, c'est ce qui compte. Il est coriace, le gaillard. N'importe qui aurait déjà succombé, mais lui il est toujours là. Il a ses chances.
J'acquiesçai et laissai mon regard se perdre dans le vague.
- Merci, murmurai-je.
Pourvu que tout se passe bien. Pourvu que tout se passe bien.

[Beo] Heureusement qu'yavait la bouffe pour se changer les idées, quand même. Tchac, tchac. Deux coups de couteau. Un cuisseau de boltugue. Tchac, tchac. Une salade de lurrhés. Une petite sauce de mon cru.
Et puis mon petit hublot, aussi, celui qu'était juste en face du four et qui me permettait de regarder là-bas, Dehors, où des paysages de plus en plus bizarroïdes se déroulaient sous mes yeux. Ils rythmaient mes journées, ces paysages, avec leurs reliefs biscornus, leurs arbres tordus, leurs créatures étranges. J'aimais bien ça, moi. Je m'offrais des petites balades visuelles, comme ça, et j'avais même pas le temps de me rendre compte des heures qui s'écoulaient que la viande était déjà enfournée. Sacré p'tit monde, farouche et sauvageon. Ça fleurait bon l'aventure, malgré tout.
Je fus tiré de mes pensées par le grincement caractéristique de la porte (faudrait que je pense à arranger ça un de ces jours). Je me retournai. Tokus ! Bah dis donc, plus le temps passait plus j'avais de visites improbables dans les cuisines.
- Salut mon gars, le saluai-je en souriant. J'peux faire quelque chose pour toi ?
- Oh, je... non non, en fait je suis venu voir si je pouvais te filer un coup de main.
Interloqué, je laissai quelques secondes crépiter ma poêlée d'herbes aromatiques et de champignons déjà bien trop rissolés. Il avait pas l'air dans son assiette, le chasseur.
- Bah, si tu veux tu peux ranger un peu tout le bordel que j'ai foutu, enfin ne t'embête pas hein, je peux le faire.
Comme s'il tenait obstinément à m'aider, Tokus ne prit pas ma remarque en compte et se mit à manipuler mes ustensiles, à les soulever, les soupeser, les ranger un peu n'importe où, les rincer, les faire s'entrechoquer... Y'avait quelque chose qui ne tournait pas rond chez lui, décidément ! Lorsqu'il eût fait tomber pour la troisième fois la même casserole, après s'être légèrement brûlé en s'approchant trop près du four, je me décidai à intervenir.
- Hé, du calme, du calme... susurrai-je.
Tokus ne semblait pas dans son état normal. Lui qui était d'ordinaire si jovial et dynamique, il semblait en proie à une grande confusion et il lui était presque impossible d'aligner trois mouvements cohérents. Il semblait tout vouloir faire trop vite, sa démarche était précipitée, désarticulée. Mais qu'est-ce qui lui arrivait donc ?
- A ce rythme là, tu vas me casser toute ma vaisselle, fis-je en riant.
Tokus fit une tentative de sourire, qui échoua lamentablement.
- Allez, dis-moi, qu'est-ce qui te tracasse ?
- Rien, je... bredouilla-t-il. Je voudrais juste pouvoir faire quelque chose à bord de ce maudit vaisseau, bordel ! Faire mon boulot, c'est tout. C'est tout.
Je levai un sourcil.
- Justement, ça c'est pas ton travail, c'est le mien, remarquai-je. C'est très gentil à toi de vouloir me filer un coup de main mais j'avoue que je ne comprends pas trop... C'est à cause de l'accident de Jilal ?
Ma question était stupide, en y repensant. Le regard que me lança Tokus me fit regretter de l'avoir posée.
- Quoi d'autre ? maugréa-t-il. Tout est à cause de l'accident, tout. Tout ce qui se passe sur ce vaisseau depuis hier découle directement de ça. Me dis pas que tu t'en es pas rendu compte ?
Le ton de Tokus en était presque agressif. Il sembla s'en rendre compte et eut l'air gêné.
- Excuse-moi, c'est pas de ta faute. Ça me travaille, tout ça...
- … Bah ouais, je vois ça ! m'exclamai-je. Moi qui croyais qu'vous riiez de tout, toi et Hakks, on dirait que j'avais tort finalement.
- Oh, Hakks il s'en fiche, ça lui pose pas plus de problèmes que ça à lui.
- Mais enfin, de quoi tu parles ? Explique-moi ! demandai-je. Je comprends que tout le monde soit un peu chamboulé, mais pourquoi est-ce que ça te rend nerveux à ce point ?
Tokus leva les yeux vers moi, interloqué.
- Mais tu comprends pas ? fit-il sur un ton que je ne lui connaissais pas.
Il laissa s'écouler quelques secondes.
- C'est de ma faute, tout ça, Beo ! C'est de ma faute bordel !
- Hein ? Comment ça ?
- C'est moi qui ai proposé à tout le monde de monter sur le pont ! Je comprends toujours pas pourquoi j'ai fait ça d'ailleurs... je le savais parfaitement, en plus, que les gouailles étaient vénéneuses, j'aurais pas du vous demander de venir les voir, je...
Il déglutit péniblement.
- Je sais pas, j'ai pas suffisamment mis les autres en garde. C'était vraiment trop con de ma part. Je croyais que ça allait faire plaisir aux autres, et puis moi ça m'amusait, et... putain, j'ai vraiment été con.
Tokus semblait désespéré. Comme c'était étrange de le voir dans cet état, lui qui s'était toujours débrouillé en toute situation pour remonter le moral des troupes. Si même lui avait perdu tout optimisme, alors où allait cet équipage, c'est ce que je me demandais !
- Attends, attends, marmonnai-je. Comment tu peux penser ça ? Tu nous a prévenus, voyons, et je sais ce que je dis, j'étais présent dans la salle quand Hakks et toi vous êtes arrivés. A vous deux vous nous avez fait cette proposition, qui était des plus intéressantes, et vous nous avez bel et bien mis en garde ! Tu n'as rien à voir là-dedans. C'est pas toi qui a tiré sur cette gouaille à ce que je sache ? Bon. Tu n'as absolument rien à te reprocher.
- Non, tu ne comprends pas. Si Hakks et moi on n'avait pas pris l'initiative de vous amener sur le pont, rien de tout ça ne serait arrivé. Rien du tout. Alors que ce soit moi qui ait tiré ou pas, c'est pareil : je suis responsable. Et puis j'ose même pas imaginer comment ça aurait pu tourner ! Tu imagines ce qui se serait passé si toutes les gouailles s'étaient senties menacées et avaient balancé leur dard sur tout ce qui se trouvait en travers de leur chemin ? Si elles avaient paniqué et nous avaient tous piqués ? … c'est juste monstrueux. Mais ça ne me réconforte même pas de me dire que ça aurait pu être bien pire. Parce que j'ai mis en danger vos vies à tous, et maintenant l'un des nôtres est à l'agonie à cause de moi.
- Arrête, tu délires ! m'exclamai-je. Jilal est le seul à porter la faute ! Et je suis prêt à te parier qu'il aurait agi de la sorte à un moment ou à un autre, ce gars se méfie de tout ce qui bouge ! Ça aurait pu arriver n'importe quand ! Et ça serait arrivé, à n'en pas douter ! Tu ne peux pas tout endosser juste parce que ce crétin n'a pas écouté vos consignes.
- Mais putain Beo, qu'est-ce qui va se passer s'il meurt ? Jamais je vais réussir à porter ça, bordel ! Même s'il survit, jamais j'arriverai à le regarder dans les yeux après ça !
- Faut que tu te calmes, fis-je en tentant de le rasséréner. Tu délires.
- Que je me calme ?! Tu te rends pas compte, putain... je... je sais pas, ça fait trop de choses d'un coup, je peux pas encaisser ça.
La conversation continua pendant une bonne dizaine de minutes, et tourna désespérément en rond. J'aurais bien voulu lui faire comprendre, à Tokus, qui n'y était pour rien (surtout que personne à bord ne lui attribuait la responsabilité de l'accident, du moins à ce que je sache!) mais il était comme hermétique à toutes mes paroles. Un mur. J'étais en train de parler à un mur, un petit bout de caillou qui était au bord de la crise de nerfs. Pas que je ne voulais pas l'aider, le Toqué, mais je compris rapidement que rien ne pouvait le calmer. Si ce n'était un petit secret de cuistot, bien entendu.
Il avait des cernes jusqu'aux pieds, ça se voyait qu'il avait mal dormi la nuit passée, je lui proposai donc une infusion de thalisse (y'a pas plus efficace pour donner sommeil!) bien dosée et l'accompagnai jusqu'à sa cabine, où il finit par s'endormir d'un sommeil agité. Le temps que je revienne aux cuisines, la moitié de mes plats avait déjà crâmé.
Ça m'avait fait drôle de voir Tokus dans cet état. Et beaucoup de petits signes montraient que d'autres des Corsaires encaissaient assez mal le choc. On était pourtant partis sur des bonnes bases ! Et tout était en train de se démantibuler sous mon nez.
Cette scène me fit prendre une décision. Celle de faire tout mon possible pour alléger le quotidien de tous à bord, tous sans exception. Au programme : me surpasser en cuisine, répandre toute la bonne humeur et la jovialité que je réussirais à trouver, et soulager les autres dans la mesure du possible ! Ce furent les réflexions que je me fis, comme si c'était facile, comme s'il ne suffisait que d'un peu de bonne volonté. En tout cas, j'allais y mettre du mien, ça ouais. A quoi est-ce que ça rimait de se retrouver sur un vaisseau où tout l'équipage broyait du noir ?

[Elke] J'avais beau voir des moues chargées d'ombres sur le visage de certains de mes compagnons, pour moi, il ne faisait aucun doute que l'équipage était prêt à faire un grand pas en avant. Je m'en voulais presque d'entretenir de telles pensées, comme si ce qui s'était passé avait été bénéfique et que la survenue de problèmes m'enthousiasmait. L'accident de Jilal n'était pas le seul élément de ce changement. Il y avaient les interrogations qui avaient commencé à nous assaillir, ces mystères et ces questions sans réponses, mis en évidence par Sirus lors de nos discussions. Il y avaient les doutes entretenus par chacun quant à ses responsabilités à bord et ses capacités à les assumer. Il y avaient toutes ces petites difficultés que nous avions rencontrées, minimes pour l'instant, mais révélatrices de ce que serait notre lot quotidien dans les années à venir. Si beaucoup arboraient une mine dubitative et légèrement angoissée, moi, en me gardant bien d'en faire part aux autres – ils m'auraient prise pour une cinglée! – je trouvais cela formidable. Parce que ça signifiait que nous rentrions dans l'aventure, la vraie, avec sa part d'imprévus, avec tous les dangers et les ennuis qu'elle recelait. Et je trouvais ça beau, bordel. De me dire que nous allions apprendre. Nous lancer, prendre des initiatives, nous casser la gueule et recommencer. Comme dans le conte de Hakks et Tokus. Le temps est vie et la vie est lutte. Ces paroles commençaient à prendre du sens pour moi, et j'avisai l'avenir avec confiance et détermination. L'occasion nous était à présent donnée de faire nos preuves et de démontrer nos capacités à résoudre les problèmes, et malgré l'épineuse situation dans laquelle nous nous trouvions en ce moment, je faisais preuve de beaucoup d'optimiste. On allait surmonter tout ça, parce qu'on était des Corsaires et que c'était notre devoir. Surmonter, affronter, dompter. Et peut-être vaincre, et triompher. Seule la suite nous le dirait.

[Tokus] Même nos parties de chasse qui, d'ordinaire, me permettaient de m'évader et de me sentir dépasser toutes mes limites, ne parvenaient pas à me délester de ma culpabilité. Nous étions partis en milieu d'après-midi, Hakks et moi, enfourchant ce bon vieux Raoul pour aller une fois de plus frôler le ciel et provoquer l'horizon. Le paysage était grandiose. Grandiose et étrange. C'était une immense zone, aride et luxuriante à la fois, où se côtoyaient des parcelles desséchées et des oasis de vie regorgeant de verdure. Le contraste était saisissant. Ça et là se dressaient fièrement de longs arbres tordus habillés d'un épais feuillage verdoyant, émergés on ne sait comment au milieu des herbes ocres mélangées au sable, à la terre et aux cailloux. A mi-chemin entre le désert et la jungle. Comme une immense fresque abstraite, une mosaïque naturelle dont l'équilibre reposait sur cette dualité farouche mais harmonieuse. C'était un bien étrange spectacle, et la vue imprenable sur ce Dehors morcelé me renvoyait à mes propres incohérences et à la tempête qui sévissait dans mon crâne.
Hakks, quant à lui, pilotait l'engin avec insouciance, totalement étranger à toutes mes préoccupations, souriant au Dehors et à ses créatures, perdu dans une contemplation enfantine. La désinvolture dont il faisait preuve me sidérait. Pire, elle me révulsait. Comment pouvait-il continuer à feindre l'émerveillement après la terrible scène de la veille ?
- Tu sais, Tokus... commença-t-il, choisissant ses mots avec un soin tout particulier. T'es mon pote depuis des années, et je t'estime plus que personne. Mais, par rapport à ce qui s'est passé hier... je crois que c'est clair que t'as un problème pour canaliser ta colère. C'est pas la première fois que je te vois t'énerver, on le sait tous les deux, mais là, ça aurait vraiment pu être grave. Je sais pas si t'as réalisé avec quelle fureur tu t'es jeté sur Jilal. On devient aveugle dans ces moments là. Tu m'as vraiment fait peur tu sais. Je te dis ça sans jugement de valeur, tu sais que je t'aime comme un frère, mais... ça serait peut-être bien d'en discuter et d'essayer d'apprendre à gérer ça, tu vois. Parce que hier, t'as totalement perdu le contrôle de toi-même. Et même si je comprends pourquoi – c'est vrai qu'il a été con, le Jilal – c'est pas possible de continuer comme ça, pas ici, pas avec les autres Corsaires.
Je fus profondément choqué par la remarque de Hakks, à tel point que j'en perdis mes mots. Comment est-ce qu'il pouvait me faire ce reproche avec toute la responsabilité que j'endossais déjà ? Comment est-ce qu'il pouvait se permettre de me balancer ça à la tronche, comme ça, sans préavis ?
Il sembla noter mon hébétude et reprit, embarrassé :
- Vraiment, je veux pas que tu prennes ça comme une critique. Tout le monde a de sales défauts, moi le premier d'ailleurs, je le sais bien. Je te dis ça pour t'aider, mon vieux. On n'en est plus à se chamailler comme des gamins pour des broutilles, toi et moi, on peut se dire les choses comme elles sont. T'as énormément de ressources et de qualités, et ce dont je viens de te parler, c'est un de tes seuls problèmes, alors j'voudrais juste pouvoir t'aider à...
- J'en reviens pas ! grommelai-je. Qu'est-ce que tu racontes, bordel, c'est quoi ça, c'est une manière de te défaire de ta culpabilité en me la jetant à la gueule ?
Hakks, interloqué, laissa s'écouler quelques secondes avant de répondre.
- Non, Tokus, il ne s'agit pas de ça, je voulais juste te...
- Mais je m'en fous ! rétorquai-je froidement. C'est quoi que tu veux ? Me rendre seul et unique coupable de ce qui s'est passé ? Assume, putain. Tu dis qu'on n'en est plus à se chamailler pour que dalle, toi et moi, alors assume et affronte la vérité avec moi ! Me laisse pas porter ça tout seul, j'ai l'impression que t'en as rien à foutre !
- De quoi tu parles ? s'enquit Hakks, visiblement préoccupé.
- Mais de l'accident de Jilal, putain ! De ce gars qui va mourir par notre faute !
Les sourcils de Hakks se froncèrent.
- Tok', il faut que t'arrêtes avec ça, dit-il. Ce n'est pas notre faute, quand est-ce que tu vas comprendre ça ? Tu te rends malade tout seul, ça suffit !
- J'en reviens pas que tu puisses te défaire de ta part de responsabilité comme ça, murmurai-je. Tu te voiles la face.
- Pas du tout ! s'exclama-t-il. Simplement, je suis rationnel, contrairement à toi. Enfin, réfléchis, on a bien mis tout le monde en garde, plusieurs fois même. Pour ce qui est du reste, on a simplement invité les autres à partager un bon moment, qu'est-ce que ça a de mal ? Oui, c'est dramatique que ça se soit passé comme ça, mais toi et moi on a tout fait pour que ça n'arrive pas !
- « Rationnel » ! Tu es rationnel ! Tu parles, ça te passe des kilomètres au-dessus de la tête, ouais. C'est pas de la rationalité, ça, c'est de l'égoïsme ! Non seulement tout ça ne te touche absolument pas, mais en plus tu trouves encore le moyen d'en rajouter une couche et de venir m'accuser.
Ma culpabilité s'était muée en colère à son égard. J'étais sidéré par la mauvaise foi de mon compagnon.
- Mais arrête Tokus ! T'es pas dans ma tête putain ! Bien sûr que ça me touche. On a un compagnon dans le coma, son état est grave, il va peut-être y rester, évidemment que ça me laisse pas de glace, j'suis pas un monstre ! Mais tout ça ne doit pas t'empêcher de faire la part des choses : Jilal a été con et il a fait exactement ce qu'on lui avait dit de ne pas faire. Écoute, je vais faire tout ce qui est en mon possible pour t'aider à passer ce cap, et...
- Tu ne peux pas m'aider ! Il s'agit pas de résoudre une charade putain ! Il s'agit de la vie d'un homme.
- Faut pas que tu te laisses abattre comme ça, si tout le monde réagissait comme toi tout l'équipage sombrerait dans la tristesse et la culpabilité, et notre expérience de Corsaires s'arrêterait là ! Bordel, Tokus, on le savait, qu'on allait vivre des choses difficiles, l'intérêt étant justement de les surmonter. Ressaisis-toi.
C'était facile à dire. Hakks et moi avons toujours eu le même point de vue sur tout ou presque. Nous nous comprenions parfaitement, du moins, c'est ce que je pensais. Pour la première fois, j'avais l'impression que mon fidèle compagnon était totalement en décalage avec moi. Et je lui en voulais. Malgré tous mes efforts pour réprimer ma colère, je lui en voulais, c'était indéniable.
- Je m'étais préparé à beaucoup de choses, sifflai-je. Et même à voir mourir un homme. Mais pas à le tuer. Et Jilal, s'il en vient à mourir, on l'aura tué tous les deux, Hakks.
Il resta interdit quelques instants. Je ne manquai pas de remarquer que ses poings se crispaient sur les manettes. Sa bouche se tordit en un rictus amer lorsqu'il prononça ces paroles :
- Ok. Laisse tomber. On rentre à la Nébuleuse, tant pis pour la chasse, ça peut attendre. Va faire un tour, occupe-toi, va hurler ton désespoir à la figure de proue si ça te chante, tu reviendras me voir quand tu seras calmé, et là je pourrai t'aider.
Et, sans ajouter un mot de plus, il fit demi-tour et revint vers le vaisseau.

[Nabion] CARNET DE ROUTE : Jour 16
Voilà cinq jours que Jilal est plongé dans le coma, malgré les efforts de Drizzt pour l'en tirer. Son état ne semble pas s'améliorer, et l'incident a créé quelques tensions au sein de l'équipage, qui s'en retrouve un peu morcelé. Même nos deux chasseurs, jusque-là inséparables, semblent quelque peu froissés et l'on ne les voit plus guère ensemble.
Cependant, grâce à la bonne volonté de certains, la situation reste tenable, et chacun fait tout son possible pour nous permettre d'arriver à Amskin dans les plus brefs délais. Täher écourte de plus en plus ses nuits afin d'accélérer le rythme de navigation et tient le coup malgré la fatigue. La zone que nous traversons actuellement ne présente à priori que peu de dangers, nous avons donc pris la décision de prendre de la vitesse. La Nébuleuse file à présent plus vite que jamais, et si tout se passe bien, nous devrions arriver à bon port dans un peu moins de deux semaines.
Jusqu'à présent, nous n'avions correspondu avec Amskin que par langage wok, les signaux radiophoniques étant trop faibles pour communiquer de vive voix. Nous nous trouvons à présent suffisamment près de la cité-bulle pour converser réellement, et notre émetteur s'est entretenu ce matin avec le Ministère d'Amskin, les informant de notre situation. Un guérisseur spécialiste sera donc sur place lorsque nous arriverons afin de prodiguer à Jilal les soins nécessaires dans les plus brefs délais. Notre séjour là-bas sera probablement prolongé, tout dépend du temps que Jilal mettra à sortir de sa torpeur.
Je suis convaincu que l'arrivée à Amskin sera un véritable soulagement pour tout le monde et que les choses reprendront leur cours normal une fois que nous serons repartis.

[Lazuli] Cet après-midi, nous avons survolé l'Onde, ce fleuve immense qui prend source d'un bout à l'autre du continent. C'était magnifique. Comme un tapis liquide s'étendant jusqu'à l'infini. Comme un long ruban scintillant dans lequel le ciel se serait noyé, générant de troublants reflets à la surface, où les couleurs dansaient et se déployaient en un millier de nuances fascinantes. On ne savait plus où était le ciel et où était l'eau. L'Onde semblait si profonde et si limpide que j'en aurais presque eu envie de sauter par-dessus la rampe et d'aller me gorger de ses larmes azurées. C'était une vision féerique qui m'apaisait, sans que je fus à même de m'expliquer pourquoi. L'eau m'appelait avec force. L'eau qui brille, l'eau qui transpire, l'eau qui se remémore et l'eau qui purge. J'étais plongée dans une profonde fascination pour le fleuve, sa beauté mystique et tout ce qu'il m'évoquait, et me promis d'un jour me mêler à ces eaux.

[Elke] Et le temps passe, passe, passe. Et plus il passe, plus le Dehors et le vaisseau deviennent familiers. Ça ne fait que trois semaines que nous avons quitté Arrakas, mais moi j'ai l'impression que ça fait des années déjà que l'aventure nous fredonne sa petite mélopée envoûtante. De nuit comme de jour, je l'entends, là, siffler et résonner dans mes oreilles en se mêlant au vrombissement des moteurs. Enfants du voyage que nous sommes, le monde est venu nous cueillir, et maintenant il n'a de cesse de se déployer devant nous, revêtant mille forme et mille couleurs, révélant ses multiples humeurs. On est là, perdus dans cette jungle des possibles qui s'ouvre a nous, farouche et foisonnante. Et on avance, l'air de rien. Parce que ce n'est pas nous qui prenons la route, c'est elle qui nous prend. Sans détours, sans façons, et sans nous laisser notre mot a dire.
Et moi je suis profondément charmée par le cœur de la route. Par tous ces paysages qui défilent sous nos yeux. Steppes arides, landes verdoyantes, fleuves tourbillonnants. Comme autant de petites voix qui nous murmurent à l'oreille leurs secrets enfouis. Jour après jour, semaine après semaine. Le Dehors file, la vie aussi. La lointaine rumeur d'Amskin, la cite espiègle, se rapproche de jour en jour. Bientôt nous y serons. Bientôt je pourrais me délecter de son chant.

[Neith] - Comment va-t-il ? Son état s'améliore ?
Quelques dizaines de minutes plus tôt, je m'étais glissé comme de coutume dans la cabine de pilotage afin de tenir compagnie a Täher. Mais depuis l'accident de Jilal la jeune femme avait du mal à parler d'autre chose. La scène tragique hantait son esprit.
- Je ne sais pas, fit-elle en soupirant, les mains crispées sur son gouvernail. Je n'ai pas eu le courage de retourner le voir depuis l'autre jour. Nous ne sommes plus qu'à quelques jours d'Amskin, Drizzt pense qu'il tiendra jusque là... mais son état empire de jour en jour. Il est de plus en plus difficile de le nourrir... à ce stade, s'il s'en sort, il risque de garder des séquelles à vie.
Elle ne se rendait pas compte, Täher, à quel point ça me rendait malade de l'entendre parler d'un autre homme alors que moi j'étais là à crever de désir pour elle.
- J'ai tellement peur... murmura-t-elle. J'espère qu'il va s'en sortir.
Tout son corps fut pris d'un long frisson. Je me plus à la contempler, à la déshabiller du regard.
- Je sais qu'il a fait de la merde, ajouta-t-elle, mais je me sens coupable, quelque part...
Passer mes mains dans sa folle crinière. Faire courir mes doigts le long de son dos. M'imprégner de son odeur et écouter sa respiration langoureuse.
- Pourtant je sais que ce n'est pas vraiment de ma faute, mais...
Glisser mes mains dans son cou. Légèrement. Juste assez pour la faire frémir. Parcourir le délicat sillon de ses lèvres du bout de mes doigts. Enlacer sa nuque et enfouir ma tête a l'angle de son visage. Déposer un baiser sous sa gorge.
- Je ne sais pas si je réussirai à faire comme si de rien n'était après tout ça... cette gouaille...
Laisser sa peau languir et s'électriser. Puis l'étreindre. Enrouler mes bras autour de son corps. Me perdre dans la gracieuse courbe de ses hanches. Caresser son visage. L'attirer contre moi.
- Elle aurait pu le tuer. C'est un miracle qu'il soit encore en vie.
Baiser son front. Baiser son nez. Baiser son cou. Baiser sa bouche.
- Qu'est ce que tu penses de tout ça, toi, Neith?
J'en pense que l'obsession que tu t'es construite autour de ce petit merdeux t'empêche de tomber dans mes bras.
- J'en pense... que tout va s'arranger. Ne t'inquiète pas.
Täher eut un sourire triste, et se retourna vers son gouvernail. Déçue. Elle était très certainement déçue par ma réponse pitoyable.
Je m'en voulais de ne pas avoir su trouver les bons mots. Je m'en voulais d'être incapable de réfréner mon désir envers elle pour lui offrir ce dont elle avait le plus besoin en ce moment : du soutien et du réconfort. Je m'en voulais de lui avoir donné cette réponse stupide.
Je m'en voulais de ne pas être assez bien pour elle.
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