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Lecture d'un chapitre



Lecture du chapitre 13
Nom de l'œuvre : Les Racines Magnétiques Nom du chapitre : Amskin l'espiègle 1/2
Écrit par Kailianna Chapitre publié le : 1/9/2012 à 18:37
Œuvre lue 17004 fois Dernière édition le : 1/9/2012 à 18:37
[Lazuli] Amskin se réveillait doucement. Je l'observais se déployer depuis la fenêtre de ma chambre, intriguée par tous ces gens que je voyais et qui ne me voyaient pas. Comme c'était étrange de les voir effectuer leur petit manège quotidien en renâclant leur lassitude tout comme je l'avais fait moi-même pendant des années à Arrakas. Je m'étais imaginée Amskin excentrique, exotique et décalée. Peut-être l'était-elle. En revanche, ses habitants ne semblaient finalement pas bien différents des arrakans et j'en étais très surprise. Bien malgré moi, je m'étais attendue à découvrir un peuple en tout point différent du nôtre. Les amskins auraient-ils eu la peau verte que je ne m'en serais guère étonnée.

J'aurais aimé dévaler l'escalier, claquer la porte du refuge et aller me mêler à eux. Les questionner, les comprendre, m'ouvrir, découvrir, mais une torpeur moite suintait de tous les pores de ma peau et m'empêchait de prendre la moindre initiative. J'avais peur. Peur de me confronter au monde, peur de me heurter aux autres, peur de quitter cette chambre qui était mon unique refuge.

Le manque d'intimité sur la Nébuleuse m'avait affectée plus que je ne le pensais. Ç'avait été un énorme soulagement d'arriver la veille et de pouvoir m'approprier cet espace qui n'était destiné qu'à moi. Je m'étais enfin sentie libérée de ce poids qui m'oppressait depuis le début du voyage et entravait chacun de mes mouvements : celui du regard des autres. Je m'étais enterrée avec délices dans cette chambre, je m'y étais enracinée, tant et si bien que j'avais maintenant peine à me résoudre à la quitter. Encore une fois, je me sentais comme une petite bête terrorisée au fond de son trou. Cette chambre était mon abri, un rempart de protection entre moi et le monde et j'avais un besoin impérieux de rester tapie là, invisible aux yeux des autres.

J'avais peur, et j'avais honte d'avoir peur.




[Beo] Amskin par-ci, Amskin par-là, ça ne causait plus que de ça ! A la table du petit-déjeuner, tout le monde mangeait avec précipitation pour mieux courir dehors découvrir la ville. Aux oubliettes, le long mois de navigation qu'on avait dans les pattes ! Aux oubliettes, notre belle mission de Corsaires : je ne lisais plus qu'une seule hâte dans les yeux de mes compagnons, celle de sortir se mêler à tous ces gens qu'ils ne connaissaient pas.

Alors qu'une des bonnes femmes qui travaillaient en cuisine venait déposer sur la table un énième plat chargé de victuailles – nom d'une gouaille, ça bossait dur en cuisine, j'étais prêt à parier qu'ils essayaient de m'impressionner – Elke arriva, son gredin de Sniffleur glissé dans la poche, et s'assit à côté de moi. Elle s'étira langoureusement, encore toute ébouriffée de sommeil.

- Bien dormi, Beo ?


- Pas terrible, avouai-je. J'crois que j'suis mieux sur la Nébuleuse. Elle me fait tout drôle, cette ville.
- Vraiment ? lança Neith, à l'autre bout de la table. Pourtant, quand je suis passé devant ta chambre il m'a bien semblé que tu ronflais aussi fort que d'habitude.

Elke s'esclaffa et s'empara d'un fruit inconnu dans le grand panier au milieu de la table, avant d'y planter ses dents avec appétit.

- Moi ça m'a fait un bien fou d'avoir une chambre à moi toute seule ! lança-t-elle entre deux bouchées. C'est pas que Lazuli et Täher soient des camarades désagréables, mais c'est quand même pas pareil.

- Je crois qu'on est tous d'accord là-dessus... ajouta Täher.

- Vous y habituez pas trop, les gars, s'exclama Hakks en riant, sinon ça va être la révolution quand on va remonter à bord de la Nébuleuse !


Et ça papotait, et ça papotait. De tout et de rien : les saveurs inconnues qu'on découvrait là, sur la table du petit-déjeuner, la ville qui se réveillait et qui nous tendait les bras dehors, le curieux accent de Foher, et toutes les fantaisies que chacun avait pu entendre sur Amskin.

Foher arriva avec le capitaine une dizaine de minutes plus tard.

- Bonjour tout le monde, fit Nabion.

- Vous avez passé une bonne nuit dans notre refuge ? s'enquit Foher, en gloussant, comme à son habitude.

Les réponses enthousiastes qu'il obtint achevèrent de le ravir et c'est l'air radieux qu'il nous informa du programme des journées à venir.

- Je viens de m'entretenir avec votre capitaine. Étant donné que vous allez devoir prolonger votre séjour à Amskin, je me suis proposé d'encadrer quelques excursions avec vous afin de vous donner le loisir de découvrir notre charmante cité.

Je vis les mines autour de moi se rembrunir lorsqu'il évoqua indirectement l'accident de Jilal, sujet que nous avions tous soigneusement évité d'aborder depuis notre arrivée à Amskin. Personne n'avait envie de se replonger dans ces souvenirs-là. Notre dernière semaine de navigation avait été pétrie de tant d'angoisses et de fatigue que dans nos têtes, Amskin était devenue bien plus qu'une simple ville de passage : c'était la promesse d'un peu de repos, la fin de nos tourments. Temporairement, au moins.

Nous avions tous été rassurés en arrivant la veille. On avait enlevé le poids du corps malade de Jilal de nos épaules : ce n'était plus de notre ressort maintenant. Elle pèse lourd, la responsabilité de la vie d'un homme ; et voilà enfin qu'on nous en soulageait. Ce petit jeu de conscience était détestable, mais nous en avions sacrément besoin, et moi le premier. Après toute la pression et la peur des derniers jours, je ne désirais qu'une chose : la paix ! Une bonne pinte de balt, une femme et un peu de tranquillité auraient suffi à mon bonheur. L'accident nous avait tous éprouvés physiquement et psychologiquement, et je lisais sur toutes les mines fatiguées de mes camarades un intense besoin de vacances. Voilà. Des vacances, tout simplement.

Foher ne sembla pas se rendre compte du léger malaise qu'il avait généré et enchaîna sur des paroles plus réjouissantes.

- Il y a beaucoup à faire à Amskin, vous aurez l'occasion de vous en rendre compte ! Mais aujourd'hui, pour ceux que ça intéresse, je propose un petit tour sur le marché.

- Et qu'est-ce qu'on y trouve, sur vot' marché ? grommela Dink, ayant probablement en tête les amoncellements de babioles inutiles contre lesquels on buttait, une fois par mois, dans les rues d'Arrakas.

- Mon gaillard, le marché, c'est tout simplement le plus formidable bric-à-brac qu'on ait jamais vu ! Quoi que tu cherches, tu le trouveras, je te l'assure, surenchérit Foher, un grand sourire aux lèvres. Et puis, ça vaut le coup de venir voir ce que font nos artisans avec tous les métaux et les roches que l'on extrait des mines.

Dink fronça un sourcil (je le comprenais : Foher s'était adressé à lui comme s'il s'était agi d'un mioche de neuf ans) mais avant qu'il ait pu rétorquer quoi que ce soit, plusieurs mains s'étaient déjà dressées autour de la table. Notre hôte, ravi de l'enthousiasme suscité par sa proposition, piaffa d'allégresse et s'en fut se préparer, nous donnant rendez-vous dix minutes plus tard afin de « partir à la conquête du marché », dit-il. Et moi, pris de curiosité, mine de rien, je décidai finalement qu'il me restait bien un peu d'énergie pour traîner ma carcasse fatiguée jusque là-bas !




[Dink] Attroupés comme ça, on r'semble à une meute de kondis paumée en pleine cambrousse : le pas lourd et les yeux exorbités, ça avance, ça se tasse en petites troupes derrière Foher qui nous guide dans la ville – foutu labyrinthe, ouais ! A Arrakas, les rues sont droites, on sait où on va. Ici, les rues, elles en finissent pas de s'entrecroiser, se lier et se délier pour mieux nous larguer dans leur dédale. Et puis ça monte, et puis ça descend, ça s'emmêle et c'est foutu n'importe comment. V'là le casse-tête ! J'essaye même plus de trouver des repères, ça bouge trop de partout, c'est trop irrégulier, pire que les grandes montagnes du col d'Echinée. Ça me fait mal aux pieds, à force de déambuler dans cette ville qu'on dirait qu'elle prend un malin plaisir à nous égarer !

Foher, lui, il se serait mis à chier des pièces d'or qu'il se coltinerait pas un sourire plus grand que celui-là : il scande à haute voix les mérites d'Amskin, s'extasie sur tout ce qu'il voit et nous donne une profusion de détails sur l'histoire de la ville. Il cause, il cause, et finalement, il se cause plus à lui-même qu'à nous.

- Et là, juste à votre droite, ce grand bâtiment que vous voyez, c'est la Coupole ! Le lieu de rassemblement favoris des amskins. Oh, il faudra que je vous y emmène, vous allez adorer : les intellectuels tout comme les moins fortunés s'y mélangent pour débattre, échanger, s'informer. Toute l'actualité brûlante de la ville arrive directement aux oreilles des gens du Capitole. Les rumeurs, les faits divers, les conflits politiques : tout, vous dis-je, absolument tout ! Il n'y a pas meilleur endroit pour s'immerger dans la société amskine.

Il m'impressionne, le blondinet : jamais vu un débit de parole comme ça, moi ! Peut même pas reprendre son souffle que déjà il enchaîne sur d'autres explications. J'écoute qu'à moitié ce qu'il raconte : j'ai déjà les oreilles qui bourdonnent de tout ce qu'il se passe autour de nous, si en plus fallait que je prête attention à lui ! Partout où on passe, on croise des meutes de gens. J'ai jamais le temps de les regarder trop longtemps – et puis, j'ose pas – mais je les vois tous tourner leurs têtes vers nous et nous dévisager comme si on débarquait de j'sais pas où. Est-ce que c'est marqué sur notre gueule, qu'on n'est pas d'ici ? En tout cas, même la ville, j'ai l'impression qu'elle nous regarde, avec ses murs inclinés et ses ruelles de traviole. Le Foher, il nous a dit qu'on allait au marché, mais on y arrive jamais : y a toujours plus de rues, toujours plus de virages, toujours plus de gens ! Ça me rend méfiant, toute cette vie qui pullule autour de nous, ça m'donne le tournis. Je sais pas trop comment interpréter tout ce qui se déroule sous mon nez, je me sens tout drôle. Doublement troublé, doublement paumé : dans la ville et dans ma caboche.




[Täher] Amskin, je n'arrivais pas bien à comprendre comment elle tenait debout. C'était un drôle de spécimen, une ville sur échasses : les édifices étaient hauts et frêles, hérissés de ponts, de fenêtres, de balcons qui devaient peser bien lourd sur l'échine des bâtiments, inclinés comme pour se rapprocher les uns des autres et se tirer mutuellement la révérence. On aurait dit qu'ils communiquaient entre eux. Qu'ils se racontaient des choses, de porte à fenêtre, de pont à cheminée, que nous, petits passants contemplatifs, nous étions bien incapables de décrypter. La ville était un gigantesque capharnaüm ; tout semblait avoir poussé en une nuit, de façon complètement anarchique. Amskin toute entière n'était qu'un vaste jeu d'équilibre.

- Intrigant, n'est-ce pas ? fit Foher, qui avait visiblement remarqué avec quels yeux fascinés je dévorais la ville.

- Oui, acquiesçai-je. C'est... incroyable.

Trop content de m'avoir arraché un compliment sur Amskin, dont il s'était fait l'ambassadeur, Foher ne laissa pas filer l'occasion de glisser une petite anecdote :

- L'une des multiples légendes qui relate la construction d'Amskin prétend qu'autrefois deux géants, Egor et Vigon, se disputaient la souveraineté de la région. Ils se menaient une guerre depuis des siècles afin de décréter lequel était le plus fort et serait à même de chasser l'autre de ces terres à jamais. Ils livraient ainsi de terrifiantes batailles qui faisaient parfois trembler la terre pendant des jours entiers et effrayaient tous les habitants, qui voyaient sans cesse leurs maisons détruites et leurs récoltes décimées par la férocité des combats des deux géants. Mais ils étaient de force égale, et aucun n'arrivait jamais à prendre le dessus sur l'autre. Un jour, l'un des anciens dieux, fatigué de leurs querelles interminables, leur lança un défi : au lieu de détruire, ils devraient prouver leur habilité à créer, et ce serait celle-là même qui les départagerait. Ils devraient s'affairer ensemble à la création d'une nouvelle ville, toute différente des autres, avec des édifices qui s'élèveraient jusqu'au ciel. Celui qui mettrait le plus de ferveur à la construction deviendrait le maître des lieux. En revanche, si l'un des deux avait le malheur de laisser s'écrouler une seule tour ou de détruire une seule maison, il serait chassé à jamais.

Ils se mirent donc tous deux au travail avec énergie, plus hargneux que jamais, et commencèrent à construire. Cela dura des mois. Toute la journée, ils pétrissaient chaque édifice de leurs mains, et ils empilaient, pierre sur pierre, étage sur étage, mur sur plancher, construisant des tours de plus en plus hautes. Chacun voulait faire plus haut que son adversaire, et ils continuèrent ainsi, pendant des jours et des nuits. Ils travaillèrent tant et tant que, finalement, ils finirent tous deux par s'écrouler d'épuisement. Et voilà comment naquit Amskin, avec ses drôles de reliefs, qui semble prête à se casser la figure à tout instant mais qui tient debout, toujours !

Je souris.

- C'est une belle histoire, fis-je, sincère.

- Qui sait si c'en est une, à vrai dire ! s'exclama Foher. Enfin bon, personne ne pourra jamais le savoir, hein ? Toujours est-il qu'à la lisière de la ville se trouve encore la Butte des Titans. Deux immenses collines rocheuses, sous lesquelles nous avons foré nos mines. L'histoire prétend que c'est là que les deux géants sont tombés, et que ces deux collines sont en fait les vestiges de leurs corps immenses, rendus à la terre.

Jamais je n'avais entendu de légende semblable à Arrakas. Est-ce qu'on avait oublié de me les raconter ? Ou est-ce qu'il n'y en avait tout simplement pas ? Le récit de Foher m'avait charmée. Il semblait provenir d'un autre temps, c'était sans doute cela qui le rendait si attrayant à mes yeux. Des géants, et même des dieux... toutes ces choses-là avaient-elle fait partie de l'imaginaire collectif arrakan un jour ?

Elles étaient nombreuses, les questions qui affluaient à mon esprit, tout d'un coup. Ça devait être Amskin. Elle me faisait tourner la tête, cette ville. Tout était si... différent.



[Jinko] Si Foher était fier de nous faire découvrir sa ville, il l'était tout autant de nous avoir pour escorte. A en croire le sourire resplendissant de tous les passants qui s'arrêtaient pour le saluer, notre gaillard jouissait d'une certaine notoriété en ville. Il ne perdait jamais une occasion de se retourner vers nous en s'exclamant : « Les voilà ! Ce sont les Corsaires ! Nous avons de la chance, c'est leur première saison de navigation, et c'est chez nous qu'ils se sont arrêtés en premier ! Ils nous viennent d'Arrakas ». Je me sentais alors comme une bête de foire, comme un bel objet brillant que l'on exhibe fièrement avant de le retourner à son placard pour l'épousseter une fois à l'année. Dépossédé de moi-même. C'était terriblement gênant. Je n'arrivais jamais à renvoyer à ces gens à qui Foher nous présentait qu'un minable sourire, un peu incertain. Foher, ça n'avait pas l'air de le déranger plus que ça : il continuait sa route, toute notre petite troupe sur ses talons, jusqu'à rencontrer quelqu'un d'autre.

La réaction des gens lorsque le mot « Corsaire » venait tinter à leurs oreilles était très surprenante. Leur visage se peignait soudain d'une béatitude extatique, un sourire radieux illuminait leur visage, c'était tout juste s'ils ne se jetaient pas sur nous pour nous abreuver de baisers. Comme cette vieille femme, qui, lorsque Foher lui avait révélé notre identité, s'était écriée : « Allons donc ! Mes petits, je me réjouis de vous rencontrer. J'espère qu'Amskin vous a bien reçus, c'est un honneur pour nous de vous accueillir. Vous êtes l'avenir du monde. »

Et c'était pareil partout. Si ce n'étaient pas des propos élogieux, c'étaient des œillades appuyées au vu de séduire l'un d'entre nous, ou encore, des paroles qui témoignaient d'une admiration sans borne. A quoi est-ce que ça tenait, tout ça, bordel ? Je me le demandais. Est-ce qu'ils savaient, tous ces gens, que nous avions presque tué un de nos hommes ? Est-ce qu'ils savaient la colère, l'angoisse et la fatigue qui nous consumaient parfois ? Sans doute pas. Sans doute était-ce bien qu'ils ne le sachent pas. Mais leur ferveur me laissait perplexe. Jamais je n'aurais cru que notre notoriété serait telle. J'avais déjà bien du mal à être moi, alors, qu'est-ce que j'allais faire s'il fallait en plus que je sois le héros que tous acclamaient !

Mes questions se perdirent dans le brouhaha de la foule lorsque nous arrivâmes sur le marché. Et quel marché...



[Hakks] Après ces longues allées sans queue ni tête de bâtiments prêts à se rompre sur nos cous (on aurait retiré le dôme d'Amskin que toute la ville se serait écroulée au premier coup de vent, à n'en pas douter), enfin, nous arrivions à l'air libre ! Du moins, c'est l'impression que j'eus lorsque nous entrâmes sur le marché. A ciel ouvert, s'il n'y avait pas eu ce gros dôme prétentieux qui gardait un œil sur nous tout là-haut, la place était spacieuse, toute juste assez pour contenir la foule qui s'y pressait. Drôle de configuration qu'elle avait, cette place : c'était une sorte de renfoncement de terrain circulaire, comme si quelque chose venu d'ailleurs était venu s'écraser là à une autre époque et y avait laissé son empreinte pour toujours, formant une petite cuvette en plein cœur de la ville – enfin, au centre, c'est là que je supposais en tout cas que nous étions. On avait en arrivant par la rue, légèrement surélevée, une vue saisissante sur tout le marché.

Chaos fut le premier mot qui me vint à l'esprit. Comment définir autrement cet amoncellement sauvage ? Lao, qui avait toujours le terme approprié pour tout ce qui pouvait être nommé, quel mot aurait-il mis là-dessus ? Ça grouillait de partout, on voyait tout et l'on ne voyait rien à la fois. Il y avait les gens, en mouvement perpétuel, qui se trémoussaient, couraient et s'arrêtaient, parlaient, criaient, dansaient, et s'adonnaient à qui sait quelles autres activités encore. Leurs clameurs enthousiastes arrivaient jusqu'en haut de la rue pour mieux résonner à mes oreilles. Et puis toutes ces tables, flanquées là, qui se balançaient au rythme des fluctuations de la foule, menaçant de laisser choir toute leur belle marchandise. Elles restaient sur pied, pourtant ; elles se laissaient bercer par les vagues du peuple. Il y en avait tant, je n'aurais su dire. Et quand ce n'étaient pas des tables, c'étaient des bâches, étendues par terre sans cérémonie, piétinées par les passants jusqu'à ce que l'un d'entre eux s'arrête pour évaluer l'un des trésors qu'elles contenaient. Et quand ce n'étaient pas des bâches, c'étaient des gens, qui tenaient leurs babioles à bout de bras, à l'intérieur de caisses taillées dans du bois grossier qu'ils attachaient avec des lanières de cuir et qu'ils trimbalaient avec eux jusqu'à trouver un acheteur potentiel. Joyeux bordel, furieux désordre. Chaos. Bien à l'image de toute cette ville, finalement.

Il fallut jouer des coudes et des pieds pour s'engager sur la place. La progression était rendue laborieuse par notre nombre : quelle idée de se balader à neuf sur le marché d'Amskin ! D'autant que juste à côté de nous, les étalages regorgeaient de merveilles qui valaient le détour. Une foule d'objets, tous plus inconnus les uns que les autres, se pressaient sur les tables, amoncelés les uns sur les autres en un exquis désordre qui donnait envie d'y plonger les deux mains pour en extirper quelque pièce rare.

- Voici donc le marché ! gloussa Foher. De ce côté-là, on vend toute sorte d'objets fabriqués à partir du métal et de la roche que l'on extrait des mines. Un peu plus loin, il y a les fruits et légumes, les noix, les galettes, puis les vêtements, les...

- FOHER ! vociféra une voix féminine quelque part dans la foule, coupant la parole à notre guide.
Eh ben, j'avais encore jamais entendu de demoiselle beugler comme ça ! Écartant de ses bras tous les malheureux qui se trouvaient sur son passage, une jeune femme apparut, les traits tendus par la colère. Petite, brune, la peau claire, elle était charmante, malgré les éclairs foudroyants que ses yeux verts tiraient par rafales. Je jetai un œil à Foher, qui regardait ailleurs et semblait chercher une alternative de fuite.

- Oh non, n'essaye pas de me filer entre les doigts ou je te tords le cou, crapule ! surenchérit la jeune femme.

Lorsqu'elle arriva au niveau de Foher, je crus bien qu'elle allait nous l'amocher. Elle n'en fit rien et se tint devant lui, droite et fière, plus petite d'une tête mais tout de même sacrément imposante.

- Sin'... marmonna notre guide d'une voix mal assurée. Quel plaisir de te voir ! Comment tu vas ?

- Et tu oses me demander comment je vais ? Après l'humiliation que tu m'as faite subir ! Tu m'avais donné ta parole d'être là hier matin pour m'aider à préparer le banquet du Ministère ! Eh bien, je t'attends toujours !

- Pardonne-moi, Sin', gémit Foher, mais j'ai eu beaucoup à faire au refuge hier, vraiment, le temps m'a manqué.

- Je ne veux pas de tes excuses ! Tu imagines la tête de ces gens lorsqu'on leur a servi un repas à peine suffisant pour la moitié d'entre eux ? Ils ont été miséricordieux avec moi, encore heureux !

- Je suis désolé...

- Suffit ! Je ne veux pas entendre tes lamentations. En tout cas, ne compte pas sur moi pour te venir en aide la prochaine fois que tu en auras besoin !

Elle se retourna alors et sembla nous voir pour la première fois. Ça devait être un drôle de spectacle que de voir toutes nos tronches, mi-amusées mi-gênées par la scène qui venait de se dérouler sous nos yeux. Elle-même les ouvrit bien grands en nous voyant.

- Tiens ! C'est donc vrai ce qu'ils disent à la Coupole ? Les Corsaires sont arrivés ?

- Ahem, oui... fit Foher, reprenant un peu d'aplomb. Je te présente huit des quatorze Corsaires ! Ils sont là depuis hier soir.

- Arrakans ? demanda-t-elle.

- Yep ! confirma Tokus, joyeux, en hochant la tête.

Un sourire illumina le visage de la jeune femme.

- Je m'en doutais, fit-elle. Vous les arrakans vous avez cette espèce de je ne sais quoi dans le visage, on vous reconnaît tout de suite... enfin, soyez les bienvenus chez nous !

Elle se retourna vers Foher.

- Foher est un imbécile, mais c'est un bon hôte. J'espère que vous vous sentez comme chez vous au refuge. Et si par hasard il finit par vous taper sur les nerfs – ce que je ne peux que comprendre – n'hésitez pas à me rendre visite ! J'habite la petite maison verte sous la Coupole.

Sans attendre véritablement de réponse, elle nous adressa un dernier sourire et s'en fut, non sans apostropher une dernière fois le pauvre Foher qui n'avait pas fière allure :

- Tu m'en dois une, carsh ! On en reparlera !

Puis elle disparut aussi vite qu'elle était arrivée, happée par la foule.

- « Carsh » ? Qu'est-ce que ça veut dire ? s'enquit Täher.

- Oh, c'est une... hem... une appellation locale.

Une insulte, à n'en pas douter ! Je pris soigneusement note de ce mot nouveau, qui sonnait décidément trop bien pour que je l'oublie aussi sec.

- Dites donc, elle a un sacré caractère, la demoiselle ! s'esclaffa Beo.

- C'est Sinaloa, la fille d'un très bon ami. Heureusement que vous étiez là, sinon je ne donnais pas cher de ma peau... reconnut Foher, encore tout tremblotant.

- Explosive... et bigrement jolie, ajouta Tokus, un immense sourire aux lèvres.

Ah, quel sourire il avait, ce bougre de Toqué. Je le lui connaissais bien, ce sourire : la jeune fille lui avait plu !




[Neith] Ce marché, il était presque trop grand. Je ne savais plus où donner de la tête. Foher m'agaçait, à parler trop vite, à marcher trop vite... Je ne me sentais absolument pas concerné par tout ce qui se passait autour de moi, et encore moins après le passage, bref mais fracassant, de cette Sinaloa qui avait été la première de tous ceux à qui Foher nous avait présentés à nous parler normalement, les autres ayant tous l'air de nous considérer comme des héros. Ça me faisait une drôle d'impression, tout ça. Je me sentais ignorant ; je me sentais étranger. Qu'est-ce qu'elle avait dit, cette fille, déjà ? Que nous les arrakans, on était facilement reconnaissables ?

Je ne comprenais pas bien tout ça. Toutes ces petites choses subtiles qui font qu'un peuple est un peuple, et que chaque peuple est différent des autres. Ces différences, à peine notables parfois, qui changent tout, et que je ne savais pas percevoir. C'était la première fois que j'arrivais dans une nouvelle ville, comme tous les autres, et pourtant ils semblaient tous se mêler à cette nouveauté avec facilité. Ils étaient avides de découvrir toutes les spécificités de cette culture, les mœurs de ces gens ; bref, toutes ces choses auxquelles je ne comprenais rien et qui les enthousiasmaient. J'étais désorienté, paumé et je n'avais même pas envie de prétendre le contraire : je ne me sentais tout simplement pas à ma place. J'avais besoin de repères, on ne m'en donnait aucun.

A quoi bon essayer de s'y retrouver dans ce bordel ! C'était peine perdue. Je reportai mon attention sur les étalages. La plupart des objets qui s'y amoncelaient m'étaient totalement inconnus : plein de machins bizarres, de tiges de métal, de rouages, de pierres aux couleurs étranges, de récipients aux formes incongrues... Et au milieu de tout ce bric-à-brac, des couverts, des plats, des statuettes, des broches, des bijoux... Je crus même reconnaître quelque chose qui ressemblait à une paire de chaussures ! Des chaussures en métal, quelle drôle d'idée, ça devait être sacrément inconfortable...

Profitant d'un moment d'inattention de mes camarades, je me défis de quelques pièces – c'était la première fois depuis plus d'un mois que je manipulais de l'argent, ça faisait drôle – pour acheter un bracelet argenté, finement ouvragé, que je glissai un peu plus tard au poignet de Täher. Elle me remercia, surprise, et me gratifia d'un sourire. Un sourire, c'était déjà beaucoup, et ça suffit à me faire recouvrer la bonne humeur pour le reste de la matinée.



[Sirus] Comme c'était étrange de retrouver les conditions de vie que nous imposait le dôme. Amskin, Arrakas... quelle différence finalement ? C'était le même monstre de verre qui nous surplombait et nous gardait là, cloisonnés entre ses parois. Le même qui nous empêchait de distinguer toutes les nuances de lumière dans le ciel. Le même qui nous privait du vent qui languissait, là, Dehors, à la recherche de quelque mèche de cheveux à éparpiller, d'un peu de peau à caresser. Le dôme d'Amskin était en tout point semblable à celui d'Arrakas. Aussi arrogant. Aussi privatif. Aussi indispensable.

Ce matin, tous étaient partis pour le marché. J'avais pour ma part décliné la proposition de Foher : non pas par désintérêt, mais parce que quelque chose me dérangeait profondément dans cette façon d'aborder la ville. Aussi intéressante soit elle, cette sortie serait stérile.

Peut-être mes camarades trouveraient-ils à s'émerveiller de la beauté d'une femme ou de l'originalité d'un bâtiment, mais comment faire pour échanger, pour comprendre, pour s'immerger vraiment parmi ces gens ? Comment faire pour les aborder avec toute la simplicité et la spontanéité nécessaires ? Cette idée d'aller au marché tous ensemble était alléchante, pour deux raisons : elle était intéressante, et surtout, rassurante. Une première plongée dans l'inconnu, oui, mais surtout pas trop dangereuse : puisque tout est nouveau, puisque l'on ne connaît ni les gens ni leurs mœurs, alors on y va tous ensemble, comme une horde. Comme un bataillon patrouillant en territoire étranger, à l'affût du moindre traquenard. Provenant tous d'un même milieu, et en abordant un autre ; on est tous des repères les uns pour les autres, puisqu'ici, on n'en a aucun. Elle est confortable, la position du touriste. On se promène, on papote avec son voisin des merveilles de cette terre inconnue, on écoute les explications de l'hôte qui nous présente sa ville. On se sent immergé, on se sent exotique ; on ne l'est pas. La véritable découverte d'un milieu inconnu, elle se fait seul. Toujours.

Quand on est seul, on n'a aucun recul sur la culture abordée, aucune distance : on est en plein dedans. On y patauge, on y nage, on s'y noie même parfois. C'est plus risqué, bien sûr ; on ne comprend pas tout. On se trompe, on fait des erreurs, mais finalement, on apprend. Des choses qui ne peuvent s'apprendre que seul, qui ne peuvent résonner en nous que si l'on prend le risque. Des choses sur le monde, sur les gens, et sur soi-même aussi.

On ne peut pas aborder humblement une culture différente de la nôtre si l'on le fait à plusieurs. Parce que, si l'on part à l'aventure avec quelqu'un qui provient de sa même sphère culturelle, alors où qu'on aille, on restera confiné dans cette sphère ; on y sera prisonnier, tout en entretenant l'illusion d'en avoir brisé les barreaux.

Je partirais, moi aussi, explorer la ville. A ma manière.



[Elke] Täher et moi, au lieu de suivre le groupe qui retournait vers le refuge pour y prendre un repas tous ensemble, on avait décidé d'aller faire un petit tour plus loin sur le marché, d'acheter un truc à grignoter avec les trois sous que nous avions en poche – c'est que ça faisait un bout de temps qu'on n'en avait plus l'usage ! – et de se balader dans la ville afin de se familiariser avec ces drôles de ruelles qui semblaient n'aspirer qu'à nous égarer.

On avait donc été jusqu'au marché alimentaire, où l'on avait mangé un drôle de pain au goût amer garni de toutes sortes de choses que j'étais incapable de nommer. Tout ce que ça m'évoquait, c'était : tonnerre, ce que c'était bon !

On n'osait pas trop se l'avouer, Täher et moi, mais on crevait d'excitation. Elle avait les mains qui tremblaient et je ne devais pas valoir beaucoup mieux qu'elle. On était à Amskin, bordel ! Seules, sans personne pour nous guider, juste nos petites jambes pour tracer notre sillage dans ce dédale. Il devait le sentir, le Sniffleur, qu'on était tout émoustillées de se retrouver là : il se baladait sur mon corps, se glissant dans mes poches, passant d'une épaule à l'autre, cavalcadant derrière ma nuque... Il gigotait comme un petit diable et ne savait plus vers où brandir sa truffe tant il y avait d'odeurs, de gens, de bruits.

- A la Coupole, Elke, il faut qu'on aille à la Coupole ! s'écria Täher en engloutissant la dernière bouchée de son en-cas. Tu n'as pas envie de voir à quoi ça ressemble ?

Foher avait décri la Coupole comme le lieu phare d'Amskin lors de la visite, ce qui avait suscité un vif intérêt chez son auditoire.

- C'est d'accord ! m'exclamai-je. Allons-y.

Bien entendu, nous étions toutes les deux parfaitement incapables de retrouver notre chemin. Les petites ruelles tortueuses d'Amskin se ressemblaient toutes ! Et les amskins allaient et venaient au cœur de ce labyrinthe, marchant d'un pas dynamique. Ils se déplaçaient avec une célérité hallucinante, à croire qu'ils disposaient d'un sixième sens.


C'est le Sniffleur qui finit par nous tirer d'embarras : il sauta par-dessus mon épaule et s'engagea dans les ruelles, Täher et moi à ses trousses. Comment il avait compris que nous cherchions la Coupole, je n'en ai foutrement aucune idée, toujours est-il qu'il nous y mena, guidé par son flair ! Plus le temps passait, et plus ma petite bestiole aux yeux dorés m'impressionnait. Et il était là, à présent, à se faufiler dans les ruelles comme un éclair blanc, suscitant la curiosité de tous les passants qui se retournaient pour le regarder. Avant qu'ils n'aient le temps de comprendre quel drôle d'animal c'était, le Sniffleur avait déjà filé !

Lorsque nous arrivâmes à la Coupole, il revint se glisser tranquillement dans la poche avant de ma veste et s'y lova. C'était un bel édifice, de forme circulaire, qui tranchait avec tous les autres de par sa taille et la régularité de sa structure. Toute la ville était bâtie en hauteur, en déséquilibre, en parois irrégulières et en avenues labyrinthiques. La Coupole, elle, faisait figure de monument millénaire au milieu de tout cela. Les murs bien droits, l'ossature solide, fermement ancrée dans le sol ; elle donnait l'impression de perdurer depuis des siècles et nul doute qu'elle en verrait encore bien davantage. Les murs de pierre était percés de fenêtres, desquelles s'échappaient les clameurs enthousiastes des gens à l'intérieur. Le toit, couleur vert délavé, avait la forme d'un dôme. Comme si la Coupole était une ville dans la ville, comme si c'était la sixième cité-bulle du continent. Un monde à part.

- ... On entre ? suggéra Täher.

L'entrée de la Coupole était une large ouverture, comme une plaie béante dans le mur, sans porte ni quoi que ce soit pour en limiter l'accès. Les gens sortaient et entraient en un flux continu.

- Quel monde il doit y avoir à l'intérieur... fis-je, pensive.

Nous entrâmes ensemble, dissimulant au mieux une absurde nervosité. Est-ce que les gens se rendraient compte que nous n'étions pas d'ici ? Est-ce qu'il serait possible de se fondre dans la masse ou est-ce que, encore une fois, on allait nous reconnaître, nous acclamer et nous voir comme des Corsaires et non plus comme des humains ?

Il y avait un monde fou à l'intérieur. Des centaines de personnes se pressaient sur la place centrale, mais aussi sur les estrades de pierre tout autour. Des escaliers en colimaçon construits à même les murs permettaient de monter jusqu'au toit, où d'autres personnes encore laissaient pendouiller leurs jambes dans le vide, assis sur les poutres sous le toit, écoutant le bourdonnement intempestif de la foule en contrebas. Le long de l'escalier, de nombreuses niches avaient été creusées dans le mur, où de petits groupes s'étaient installés et parlaient entre eux en faisant de grands gestes avec les mains. Parfois, des voix sortaient du brouhaha général, criaient quelque chose, alors tous lui répondaient, commentaient, argumentaient, et ça recommençait. Nous étions là en plein centre d'Amskin, non seulement le centre de la ville, mais surtout, le centre de la vie.

Autour de nous, ça jacassait de partout. Les mots pétaradaient et claquaient dans les bouches. Au fur et à mesure que nous avancions, estomaquées, nous captions des bribes de conversations, dont certaines m'étaient incompréhensibles. Qu'est-ce que c'était que ces mots, ces drôles d'intonations mi-chantées mi-parlées, ces accents inconnus qui sonnaient d'une façon si étrange dans mes oreilles ? Même chez ceux qui parlaient manifestement la même langue que nous – qui représentaient tout de même une majorité – surgissaient parfois des mots inconnus, pleins de singulières résonances. Bien que le sens de tout ceci m'échappât, une chose était sûre : le parler amskin était incroyablement dense et vivant. Je me tournai vers Täher, elle aussi en train de dévorer la foule des yeux, un léger sourire en coin.

- Oh, Elke, c'est incroyable... me glissa-t-elle.

J'acquiesçai d'un signe de tête. Qu'est-ce qui nous touchait tant dans cette présence humaine tout autour de nous ? J'étais bien incapable de le dire. En tout cas, je sentais toutes les veines de mon corps palpiter, comme si tous ces gens m'envoyaient simultanément des décharges de vie.

Nous nous assîmes sur une des estrades pour mieux observer et écouter. Un homme, perché sur une des poutres sous le toit, se laissa glisser et se retrouva la tête à l'envers, le poids de son corps retenu par ses seules jambes enserrées autour de la poutre.

- Mes amis, on a encore perdu quelqu'un aux mines ! cria-t-il. Kiln, Kiln a perdu ses jambes dans un éboulement, et puis son cœur s'est arrêté de battre ! Quand est-ce que ça changera ? Quand est-ce qu'on pourra travailler en sécurité ?

- Foutrebrac, voilà encore Zacho qui fait des siennes... marmonna quelqu'un non loin de nous.

- Tu ferais mieux de la fermer, pagayot ! cria quelqu'un d'autre. Et arrête tes acrobaties là-haut, ou tu les perdras, toi aussi, tes jambes, et ta tête, et tes bras !

Le dénommé Zacho laissa ses bras pendre et se tourna vers l'homme qui s'était adressé à lui.

- C'est facile d'ignorer tous ces accidents lorsqu'on travaille bien au chaud dans un bureau à Amskin, n'est-ce pas ? rétorqua-t-il. Mais qui vous ramène le métal avec lequel vous fabriquez tous vos ustensiles, les pierres avec lesquelles vous érigez vos maisons, le minerai avec lequel vous faites avancer vos vaisseaux ? C'est nous, les miniers !

Et ça continuait, le débat était lancé. D'autres naissaient un peu partout, on y parlait de tout et de rien. Du prix qui augmentait sur le marché, d'untel qui avait inventé un outil fantastique, de l'ouverture d'un nouveau bordel, de phénomènes de société divers et variés... il suffisait de faire le tour de la Coupole pour se tenir au courant de toutes les nouveautés en ville ! A Arrakas, des gens du Ministère se chargeaient de faire des annonces régulières pour tenir les gens informés, mais cette façon qu'avaient les amskins de faire tourner l'information entre eux, de se la partager, de la dévorer et de l'analyser ensemble était incroyable !

Nous restâmes plus d'une heure ici, émerveillées par toute cette vie qui grouillait autour de nous. Personne ne faisait attention à nous, seule comptait la nouveauté, l'information crue, celle que personne encore n'avait eue. Täher me confia qu'elle avait envie de leur parler du Dehors. De tout ce qu'ils ne connaîtraient jamais, des montagnes, des créatures, de l'herbe, des couleurs, du vent. Elle ne le fit pas. Comment auraient-ils pu comprendre ? Et surtout, elle aurait attiré toute l'attention sur elle, nous le savions toutes les deux. Si l'une d'entre nous révélait notre identité de Corsaire, alors ce bel enthousiasme collectif, cette pulsion d'échange se tournerait entièrement vers nous et partout dans la Coupole on ne parlerait plus que de ça. Des Corsaires à Amskin ! Ni l'une ni l'autre ne tenions à ce que les choses se passent ainsi.

- Mes petites, comment vous appelez-vous ?

Une vieille dame s'était approchée de nous sans que nous ne nous en rendions compte. Après un instant d'hésitation, Täher répondit :

- Je m'appelle Täher, et elle, c'est Elke.

La vieille eut une moue intriguée.

- Drôles de noms...

Elle nous regarda attentivement, s'arrêtant sur chaque détail de notre visage.

- En tout cas, vous allez faire de grandes choses, vous savez. Je vous assure, je sens ces choses-là.

Et elle s'en fut comme elle était venue, nous laissant là, mi-gênées, mi-intriguées, noyées dans la foule amskine et dans les questions qui nous assaillaient par dizaines.
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