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Lecture d'un chapitre



Lecture du chapitre 14
Nom de l'œuvre : Les Racines Magnétiques Nom du chapitre : Amskin l'espiègle 2/2
Écrit par Kailianna Chapitre publié le : 20/10/2012 à 12:15
Œuvre lue 17005 fois Dernière édition le : 20/10/2012 à 12:15
[Hakks] Attablés devant un bon repas, nous étions tous là, à discuter de nos découvertes de la journée. Foher se faisait un plaisir d'écouter nos conversations et frétillait de bonheur à chaque fois qu'il entendait un commentaire élogieux au sujet d'Amskin. Il devait être bien à son aise ! Tout le monde était ravi de ce qu'il avait vu, appris, découvert. Ça en faisait, des choses à dire. Amskin avait beau être un sacré dédale, elle avait enchanté tout le monde.

- Dire qu'on va passer plusieurs semaines ici ! s'exclama Elke. Ça va nous laisser un peu de temps, il y a tellement de choses à voir...

- Et de jeunes filles à charmer, glissa Tokus, tout sourire, déclenchant quelques rires.

- Vous savez, je crois que je préfère Amskin, fit Täher à l'attention de Foher. C'est vrai, la ville revêt l'apparence du désordre, mais en vérité c'est tellement plus vivant ! A Arrakas, les rues sont droites, tout est carré, rangé, ordonné... en fin de compte, je me demande si les amskins ne sont pas plus heureux...

- Oh, je me garderais bien d'émettre un jugement à propos d'Arrakas, répondit Foher. Je ne la connais pas, et ne la connaîtrai jamais, mais on dit que c'est une cité incroyable.

- On veut toujours ce qu'on n'a pas, dit Nabion sans lever les yeux de son assiette. Ce qui fait rêver, c'est l'Ailleurs, quel qu'il soit. Regardez mes Corsaires : s'ils étaient originaires d'Amskin, ils rêveraient probablement de connaître Arrakas et se l'imagineraient comme une ville enchanteresse !

- Moi, c'est Forrhoé que je veux voir, ajouta Dink de sa grosse voix rauque.

- Et Talliope ! Talliope, la magnifique, la plus belle cité du continent, vous vous rendez compte !

- On est bien sur la Nébuleuse, aussi...

- Moi, l'endroit où je me sens le mieux, c'est le Dehors.

Les commentaires fusaient de tous les côtés. Il y avait longtemps que l'équipage n'avait pas été en proie à une telle agitation. Faut dire que ça faisait un bien fou, d'être enfin libre de ses mouvements, de pouvoir aller et venir à sa guise sur une surface infiniment plus étendue que celle de la Nébuleuse ! Un mois de navigation sans voir d'autres dégaines que les nôtres, c'était long. Enfin, nous découvrions d'autres visages, d'autres lieux, d'autres façons de vivre. C'était un vrai soulagement. Le simple fait d'être à Amskin avait désamorcé toutes les tensions qui s'étaient installées entre nous pendant la traversée.

- Je me suis paumé aujourd'hui, avoua Beo. J'ai été distrait pendant deux minutes, et hop, impossible de retrouver mon chemin. J'ai bien failli ne pas arriver au refuge pour le repas, ha, quelle foutue ville !

Les autres le raillèrent gentiment.

- Tu feras mieux la prochaine fois, carsh ! fit Tokus, plein de malice.

- N'emploie pas trop ce mot-là, marmonna Foher, soudainement gêné. Je veux dire... c'est un mot très fort, tu sais.

- C'est ce que j'ai cru comprendre, oui, répondit l'intéressé en riant. Et si tu nous apprenais encore quelques mots amskins, hein ?

- J'ai entendu un homme en traiter un autre de « pagayot », tout à l'heure, à la Coupole, intervint Täher. Qu'est-ce que ça veut dire ?

Foher répondit d'un ton très sérieux, quasi scolaire :

- Un pagayot, c'est quelqu'un de présomptueux, d'arrogant. Ho, bon sang, c'est vrai qu'à la Coupole, les gens ont un de ces langages... en tout cas, tous ces mots-là, évitez de les répéter face à quelqu'un d'important, hein. Ce serait mal pris.

- Foher, comment ça se fait qu'il y ait tant de mots qui nous soient inconnus ? demanda Elke. J'ai même entendu des gens parler une autre langue !

- La plupart des amskins parlent la même langue que vous, bien entendu. Les quelques mots d'argot que vous avez entendus sont ce qu'il reste du dialecte que l'on parlait autrefois à Amskin. Et, comme tu le fais si bien remarquer, Elke, certains le parlent encore. Mais ils sont en minorité.

- Un dialecte ?

- Il n'y a pas de dialecte à Arrakas, intervint Jinko.

- Alors comme ça, les gens parlaient une autre langue, avant... fit Täher pour elle-même, les yeux rêveurs.
Foher fronça les sourcils, interloqué.

- Eh bien, oui, fit-il. C'est étrange que vous ne sachiez pas tout cela. Vous savez, il y avait des dialectes propres à chaque ville, ce qui est la chose la plus évidente et la plus logique qui soit : lorsque les cités-bulles ne communiquaient encore que très peu entre elles, chacune se développait à son rythme et à sa façon, et, évidemment, le langage n'était pas le même partout. A Amskin, on parlait le brohmm. C'est comme ça que s'appelait cette langue. Et puis, avec l'invention de la radio et les premiers équipages de Corsaires, on s'est rendu compte que toutes ces langues différentes posaient beaucoup de problèmes lors des échanges entre les différentes cités. Imaginez la complexité des communications ! Cinq langues, rien que ça ! C'est donc d'un commun accord que toutes les cités-bulles ont décidé de mener une politique d'homogénéisation de la langue, et c'est pour cela que toutes parlent maintenant ce que l'on appelle la langue globale. On ne vous avait jamais expliqué cela ?

Tous firent non de la tête, sauf Sirus et Nabion.

- Mais alors pourquoi ne reste-t-il rien du dialecte que l'on parlait à Arrakas ? demanda Elke. Jamais je n'ai entendu personne parler une autre langue là-bas.

- Eh bien, parce que c'est justement la langue d'Arrakas qui a été choisie pour être la langue globale. Les Ministères des quatre autres cités-bulles ont mené pendant de longues années un programme de transition linguistique – cela s'est étendu sur plus de cent ans ! - et ont interdit la pratique des dialectes afin que tous apprennent l'arrakan. Aujourd'hui, tous se le sont appropriés et le parlent, mais il subsiste encore quelques personnes qui continuent à parler leur langue d'origine. Tout ça s'est passé il y a environ trois-cents ans.
- Mais c'est atroce, intervint Täher d'un ton glacial. Comment peut-on forcer les gens à adopter une autre langue de cette façon ?

- Nécessités politiques... répondit Foher, blasé. Tout ceci s'est passé de façon différente dans chaque ville, évidemment. A Forrhoé, par exemple, il paraît qu'une bonne moitié de la population parle encore le dialecte local !

- Mais pourquoi est-ce que c'est l'arrakan qui a été choisi ? demanda Jinko.

Les explications de Foher avaient attiré l'attention de toute l'assemblée. Pour ma part, mon cerveau tournait à mille à l'heure. Comment était-ce possible qu'on n'ait jamais entendu parler de quelque chose d'aussi important et fondamental ?

- Je suppose que c'est parce que l'arrakan était la langue la plus simple, grammaticalement parlant... et puis, vous savez, à moins que je ne me trompe, Arrakas a toujours eu le monopole de la puissance. J'imagine qu'à l'époque, ils ont su se montrer convaincants pour que leur langue soit choisie.

Réalisant tout d'un coup que ses propos pouvaient être offensants, Foher se reprit.

- Euh, enfin, j'imagine que si c'est ce choix-là qui a été fait, c'est que ça devait être le meilleur, ha ! J'ai un grand respect pour Arrakas, bien entendu.

Et moi, tout d'un coup, j'en ai moins. C'est la pensée qui me traversa l'esprit. Ce que venait de nous dire Foher, sous l'apparence d'une simple conversation de tablée, venait de produire un déclic chez plusieurs d'entre nous, je le sentais. Je le lisais dans les yeux troublés de Täher, dans le balancement de tête nerveux de Nabion. Le concept de langues étrangères nous était inconnu jusqu'à maintenant. C'était comme si, tout d'un coup, on ouvrait une porte dans notre perception collective de ce qu'était le monde, la vie, la diversité. Comment avions-nous pu passer à côté de tout cela ?

[Drizzt] Il faisait doux dehors. Le soir était tombé, mais Amskin n'en avait que faire, et continuait de palpiter, fébrile, exhibant ses lumières à tout va. A Arrakas, le soir, on n'entendait que les usines qui continuaient à rouler des mécaniques à toute heure. Ici, les gens continuaient leur petit train de vie jusqu'à une heure tardive.

Pas évident de se repérer dans les ruelles avec toutes ces ombres qui se déployaient sur le sol et créaient de drôles de mirages difformes. J'avais marché de longues minutes, tout en fumant un mélange que j'avais acheté dans la journée. C'était une petite bourse brune en peau de kondi qui ne m'avait coûté que quelques pièces. Elle était remplie de différentes herbes qui exhalaient une forte odeur, un peu écœurante au début. Celles-ci, une fois effritées et roulées dans une feuille très fine, se fumaient et laissaient un goût âpre et râpeux sur la langue. Pas désagréable, toutefois. Il faudrait que je suggère à Sirus et Nabion de négocier pour en faire embarquer quelques caisses à bord de la Nébuleuse, cette marchandise inédite serait probablement très appréciée à Arrakas.

Je finis par arriver devant l'établissement que j'avais repéré tout à l'heure, Le Vent de l'Est. Une odeur de fumée parfumée m'assaillit les narines lorsque j'en poussai la porte. Non sans surprise, je tombai sur Beo et Dink, attablés au comptoir. Beo avait une bouteille dans une main et une fille dans l'autre, et il riait aux éclats, avec cette façon bien à lui qu'il avait de s'esclaffer si fort que les murs en tremblaient.

- Oh, l'voilà lui ! s'exclama-t-il.

Il serra la donzelle encore un peu plus contre lui.

- Lui, c'est l'second du navire, un mec important !

La jeune fille gloussa et balada ses mains sur le torse de Beo. Dink, quant à lui, était installé un peu plus loin, l'air tout aussi saoul que Beo, sa grande dégaine écorchée plus souriante que jamais.

- Une autre bouteille de bavno pour mon camarade ! fit Beo en frappant le comptoir du plat de sa main.

Une jeune femme aux yeux sauvages s'empressa de me servir. Je m'attablai un peu plus loin, laissant les volutes de fumée et les lumières tamisées des lampes faire monter en moi un sentiment de plénitude. La saveur musquée du bavno ne tarda pas à me faire tourner la tête.

Certains auraient trouvé ça dérangeant, je suppose. Finir dans la même maison des plaisirs que deux des membres de son équipage. Je n'en avais que faire. Ici, nous n'étions plus des collègues. Cette drôle de barrière immatérielle n'avait plus lieu d'être. Je n'étais plus second, Beo n'était plus cuisinier, Dink n'était plus mousse : nous étions des hommes. Nous étions tout cela, nous n'étions que cela. Des hommes qui n'avaient pas connu de réconfort depuis très longtemps, des hommes et même des frères, sous le même toit, engourdis par le même alcool, réchauffés par les même femmes.

Une jolie rousse vint se pendre à mon bras et m'adressa un sourire gourmand. Entre deux battements de cils, elle me dit qu'elle s'appelait Evi.

Quelques minutes plus tard, alors que je me dirigeai vers les escaliers pour monter avec la demoiselle, Beo me cria :

- Bonne chance, champion !

Sa voix était plus grasse encore que d'habitude, noyée par l'alcool. Je lui adressai un sourire et montai, Evi sous le bras.


[Täher] Je mis de longues heures à trouver le sommeil ce soir-là. Trop de choses bourdonnaient dans ma tête pour que je puisse trouver le repos ; mon corps était épuisé mais mon cerveau était en ébullition.

Ce que nous avait raconté Foher au cours du repas m'avait noué les tripes. J'avais du mal à comprendre pourquoi tout ceci m'affectait autant, toujours est-il que ses révélations avaient généré chez moi une avalanche de questions. Comment était-ce possible que jamais personne ne nous ait expliqué l'origine de la langue globale ? Il était impossible que le Ministère d'Arrakas ignore ces faits ; ils étaient beaucoup trop récents, beaucoup trop importants. C'était donc un choix délibéré de leur part de ne pas nous en parler. Pourquoi passer une telle information sous silence ? J'avais l'impression qu'on m'avait menti, qu'on m'avait usurpée. Je croyais être ouverte et prête à accepter le monde et ses gens comme ils viendraient, et je me découvrais soudain la descendante d'un peuple qui avait imposé sa langue à tous les autres ! Pourquoi à Amskin avaient-ils accès à cette connaissance, pourquoi Nabion et Sirus le savaient-ils déjà, et pourquoi pas nous ? Des données d'une telle ampleur pouvaient tout changer. Plus que jamais, j'avais envie de savoir d'où je venais. De découvrir tout ce qu'on m'avait caché au sujet d'Arrakas et du monde entier. Quand toutes mes questions trouveraient-elles leurs réponses ?

Par ailleurs, le principe même de cette homogénéité des langues me faisait frémir. Comment avait-on pu, au nom du progrès et du commerce, bannir définitivement tout un panel de langues ? Foher m'en avait dit plus long par la suite. Il m'avait expliqué que, peu à peu, en plus du parler si dynamique d'autrefois, c'étaient également toutes les chansons, tous les contes, tous les dictons, toutes les coutumes amskines qui s'étaient perdus un à un. Un véritable génocide culturel ; une catastrophe. Comment des hommes avaient-ils pu prendre une telle décision en agitant le drapeau de la croissance ? C'était si triste. Paradoxalement, je sentais un grand vide en moi pour tous ces mots, toutes ces chansons, toutes ces histoires que je n'entendrais jamais. Toute cette culture perdue pour toujours. J'essuyais leur perte, avec mes larmes et avec mon corps, comme si c'était à moi qu'on les avait arrachés.

Cela revenait au même. On les avait arrachés au monde, le monde dont je faisais partie. Alors je pleurais avec lui, et il pleurait à travers moi.

J'eus la sensation, soudain, d'être redevenue un nouveau-né. De ne rien savoir, d'être vierge de toute connaissance et de toute vérité. La vérité, elle était là, dehors, partout autour de nous ; elle n'attendait qu'une chose : qu'on la cueille. Je songeai à Yldune, du conte de Hakks et Tokus. Yldune qui avait tout laissé derrière elle pour partir en quête de savoir, pour comprendre. Comme je voulais comprendre, moi aussi !

Je finis par m'endormir d'un sommeil tourmenté, en me faisant la promesse que, comme elle, je partirais moi aussi en quête pour trouver les réponses à mes questions.


[Lao] Dans la pièce de vie commune, il y avait une horloge dont le tic, tac me berçait à chaque fois que je passais par là pour regagner ma chambre. Et puis, ce matin, je m'étais rendu compte qu'elle ne marchait plus. Il fallait peut-être que je le signale à Foher ? Elle s'était arrêtée, comme ça, sans crier gare, et était restée bloquée à onze heures vingt-sept. J'avais essayé de me représenter un monde figé pour l'éternité à onze heures vingt-sept. Est-ce que les gens s'immobilisaient et ne bougeaient plus jamais, formant les pièces uniques d'un tableau parfait ? Ou est-ce que la vie continuait sous un jour différent, un jour qui ne déclinait jamais et où il ne se passait plus rien puisque tout le monde s'affairait à la tâche de vivre à onze heures vingt-sept ? Une parenthèse infinie, en somme, une seule seconde qui durerait mille ans, et où pendant mille ans tous agiraient comme s'il ne s'agissait que d'une seule seconde.

Comme l'horloge, quelque chose s'était arrêté dans l'équipage. A nous tous, finalement, on fonctionnait un peu pareil. Plein de rouages, d'engrenages, d'aiguilles et de mécanismes étranges. Et shplock, la petite pièce qui faisait la jonction entre toutes les autres avait sauté ; toute la mécanique s'était arrêtée. Après le soulagement collectif suscité par l'arrivée à Amskin venait l'ère de l'individuel. Le groupe avait éclaté non pas à cause de tensions ou de malentendus mais parce que tout le monde éprouvait le besoin impérieux de se trouver seul avec lui-même. Il y avait si longtemps que ça n'était pas arrivé... Un mois, un long mois à se côtoyer tous les jours, à sourire, à pleurer, à travailler, à rire ensemble. Et toutes ces émotions là, chacun les portait sur ses épaules. Et plus les jours passaient et plus elles se faisaient pesantes. Il était impossible de s'en départir : ces choses-là se faisaient seul, et seul, on ne l'était jamais, sur la Nébuleuse. Puisqu'il était impossible d'aller pleurer dans un coin sans se faire voir de quelqu'un d'autre, alors personne ne pleurait, et ces larmes qui ne coulaient pas restaient prisonnières des corps et les noyaient de l'intérieur.

Le repos qu'on nous accordait enfin était vital. Parce que, si on nous le refusait pendant trop longtemps, on finirait par devenir fous.

Cela faisait quatre jours que l'on était à Amskin, et tout le monde s'était dispersé dans la ville comme un tapis de brume. Même aux repas, il en manquait toujours une bonne poignée, partis mener leurs petites affaires de-ci de-là. Les Corsaires passaient peu de temps entre eux, et beaucoup à flâner dehors, à parler avec des gens, à explorer la ville. Ils s'évitaient, d'un commun accord, et chacun prenait sa bouffée d'air à l'insu des autres. Ce climat n'avait rien de pesant, bien au contraire ; il faisait prendre conscience à tout le monde de l'importance de ces moments de solitude. C'est avec des yeux fascinés que j'observais ces va-et-vient incessants. Des aimants. Un phénomène magnétique variable, sauvage. Deux champs qui s'attirent, puis se repoussent, puis de nouveau s'attirent et ainsi de suite. Tout ce qu'il y a de plus logique.

Mais, pour la première fois, sous le phénomène collectif qui pouvait s'expliquer par des raisons presque mathématiques, je ressentais les humeurs qui les affectaient tant et les poussaient à agir ainsi. Il me semble que je la sentais, moi aussi, cette urgence d'être seul, de se confronter à soi-même ; d'être libéré de la tyrannie que les autres vous imposaient, sans le vouloir. Je la sentais. Et je crois que je comprenais, un peu.

[Tokus] Nom d'un boltugue, presque une semaine déjà qu'on était arrivés à Amskin, et il y avait un pas que je ne m'étais toujours pas décidé à sauter !

Mais ce soir là, je m'étais résolu. Après une pinte de balt, j'avais sauté de ma chaise comme un animal pris en chasse, et m'étais rué dehors, bien droit sur mes deux pieds, et résolument décidé : ce soir, qu'on m'embroche si je rentrais, penaud, manger avec les autres ! Je m'étais engagé dans les rues d'Amskin que je commençais à connaître et étais parti d'un bon pas.

Tous ces derniers jours, je les avais consacrés à la découverte de la ville. Combien de fois elle m'avait rendu fou ! Combien de fois m'étais-je perdu dans ses rues ! C'en était devenu un défi, une joute entre elle et moi, et chaque fois que je sortais je lui susurrais en douce : non, cette fois, tu ne m'auras pas. Faut croire qu'elle avait fini par se sentir intimidée : je commençais à comprendre sa logique ! Rien d'extraordinaire, bien sûr. J'étais conscient qu'il me faudrait bien plus de temps pour la connaître à fond, mais il me semblait déjà saisir les codes de la ville et repérer ses grands axes. Je pouvais me rendre sans problèmes à la Coupole, au marché, à la taverne du Racoleur, à la place centrale et au terrain vague ! Et, bien sûr, retourner au refuge. Au long de mes pérégrinations en ville, j'avais capté de nombreux mots inconnus, conversé avec beaucoup de locaux et acheté quelques produits étranges.

Loin de cerner tout à fait les amskins, je pouvais tout de même prétendre les connaître un peu. Un aspect de leur personnalité, en tout cas, m'avait sauté aux yeux : ces gens là étaient rieurs et cyniques comme personne ! Jamais je n'avais rencontré plus moqueurs que les amskins. Ils employaient l'auto-dérision et le second degré à tout bout de champ, si bien qu'il était parfois ardu d'entretenir une conversation sérieuse avec eux. Il y avait toujours une certaine ambiguïté dans leur propos, il était très dur de savoir ce qu'ils disaient réellement... Fait surprenant : ils riaient beaucoup d'eux-mêmes. A Arrakas, on se racontait des histoires où l'on imaginait les coutumes bizarres des gens des autres cités et où l'on se moquait d'eux. A Amskin, c'était tout l'inverse ! Ils riaient de leurs faiblesses, se moquaient de leurs travers. Il n'y avait là-dedans aucune forme de dévalorisation : c'était dans leur nature, tout simplement.

Plongé dans mes pensées, je faillis passer à côté de cette petite maison que j'avais tant de fois reluquée sans jamais oser y frapper. La petite maison verte, juste en dessous de la Coupole.

Je toquai. Trois coups.

Et s'il n'y avait personne ? Pire, et si quelqu'un d'autre avait pris les devants avant moi ? Après tout, qui étais-je pour prétendre entrer ici ? Juste un étranger, un de plus, une curiosité. Un homme de passage, une ombre, pffft. Même pas le temps de dire gouaille et déjà j'aurais disparu bien loin, vers l'Onde. Quel intérêt ? Après tout. Oui. Pourquoi est-ce qu'elle m'ouvrirait ? Elle...

Mais la porte s'ouvrit.

- Salut, fis-je, déployant un sourire maladroit que j'espérais charmant.

Sinaloa ne répondit pas et me regarda, interloquée. Je crus qu'elle ne me reconnaissait pas. Mais ce petit quelque chose dans ses yeux me prétendait le contraire. Elle me rendit mon sourire ; le sien était éclatant.

- Entre, me fit-elle.

Guilleret, je m'exécutai, et la petite porte verte se referma derrière moi.

[Nabion] CARNET DE ROUTE : Jour 36.

L'équipage s'éparpille. En achats, en visites, en rencontres, en explorations. Comment leur en vouloir ? Ça fait tellement longtemps qu'ils attendaient ça. J'essaye de les remettre en condition quand j'en ai l'occasion, mais ils ne m'écoutent pas. Pourtant, un jour, il faudra bien repartir. J'appréhende le départ ; j'espère que nous saurons retrouver une bonne dynamique afin de mener à bien notre mission de Corsaires.

Aujourd'hui, je suis allé m'enquérir de l'état de santé de Jilal. Sa respiration est sifflante, et toujours bien trop faible, mais le guérisseur dit qu'il s'en sortira. Qu'il va mieux. Il dit que son état était critique lorsqu'il est arrivé, que tout s'est joué à quelques heures près et que Jilal est sacrément solide. Je n'ai aucune peine à le croire : même dans le coma, il est encore imposant.

Il paraît qu'il y a des chances qu'il se réveille bientôt. Son corps a éliminé presque tout le poison qui le paralysait. Il est encore trop tôt pour savoir s'il sera apte à continuer l'aventure avec nous une fois réveillé, mais le guérisseur est confiant. Je m'en remets tout entier à lui et à son expertise.


[Lazuli] Comme ça en fait, des choses à voir, à écouter, à échanger avec tous ces gens qui ne nous connaissent pas. Amskin me fait peur autant qu'elle me fascine. Elle est trop grande et trop bruyante, j'ai peur de me jeter dedans, tout autant que j'ai peur de prendre ma place. Dans cette ville, dans ce groupe, dans ma vie.

Elke est venue me voir avant le lever du soleil. Elle m'a prise par la main et m'a parlé comme une mère parle à sa fille lorsqu'elle a fait un cauchemar, d'une voix chaude et sucrée. Elle m'a dit de venir, de ne plus craindre les autres, de ne plus me craindre moi-même. J'ai ravalé les larmes qui me piquaient les yeux. S'ils savaient, tous, comme elle m'entrave, cette boule de honte et de terreur dans mon ventre ! Elke m'a rassurée. Elle m'a fait un grand sourire et m'a dit que je faisais partie du groupe. Tout autant que les autres. Que dès que je m'y sentirais en confiance, les choses iraient toutes seules. Que ça prendrait du temps, probablement, mais que la suite serait un régal. Elle m'a dit aussi que j'étais courageuse. Je n'ai pas vraiment compris. Et puis elle m'a laissée en me demandant : « tu viens, aujourd'hui ? ». C'était plus une affirmation qu'une question. Alors j'ai répondu oui. Oui, je vais venir. Ce n'était pourtant pas ce que j'avais envisagé, mais je le ferai.

Ce matin, alors que la nuit se prélassait encore dans ses abîmes bleutées, nous sommes partis pour les mines.

[Dink] – En route pour le téléroc, mes amis !

Le téléroc, ce que c'est, moi j'sais pas. Il est bizarre, ce mot ; il claque dans la bouche de Foher quand il le prononce. De toute façon, Foher, il a une façon de parler pas comme les autres, j'ai vu. Des fois il chante, des fois il piaille, des fois il s'entortille dans ses paroles. Drôle de gaillard.

Il nous a amené à une station. Un petit gars qui m'arrive même pas à l'épaule est arrivé, Foher lui a frotté les cheveux comme un forcené, et le gamin, il nous a dit « je m'appelle Grizmo ». Drôle de nom, ça, Grizmo. Il travaille dans les mines, le petiot. Il a quoi ? Dix ans, peut-être. Tout frêle, les joues bien pleines, la peau mate et les cheveux noirs en broussaille. Et puis tout crade, comme s'il venait de se rouler dans la poussière. Il nous a souri et nous a fait monter dans une grande cabine en tôle, avec une grande fenêtre découpée dans la façade avant. Le téléroc.

- Le téléroc nous conduira jusqu'aux mines, a dit Foher. C'est là-dedans qu'on charge tous le minerai et le métal amassés dans la journée. Le compartiment à l'avant, c'est pour transporter les miniers. Ils sont plus de cent, vous savez ! Il faut faire trois ou quatre aller-retour, en général. La cabine est accrochée à des câbles qui s'enfoncent dans les profondeurs de la terre et qui mènent tout droit aux mines. Et c'est le petit Grizmo qui s'occupe des transports en téléroc, tous les jours !

Foher s'engouffre dans la cabine d'un pas dansant. Ça m'a l'air glauque, ce truc. De toute façon, j'ai jamais trop aimé les espaces confinés. Ça me file la frousse, moi. Y a bien que le Dehors qui soit assez grand pour moi. Son téléroc, là, je le sens pas.

On monte tous dans le compartiment avant. Y'a largement assez de place pour nous tous. Tout le monde est venu, même le cap'taine. Et puis, d'un coup de manivelle, Grizmo lance la machine. La cabine se met en branle, tout le monde tangue un peu. Elke perd l'équilibre et s'écrase sur moi. Elle se retourne et s'excuse d'un air gêné. On s'accroche aux courroies qui pendent au plafond. Comme il est bas, le plafond ! J'aime pas ça, moi. Si je me mets sur la pointe des pieds, je l'effleure du sommet du crâne. Et dire qu'y'a des gars qui grimpent là-dedans tous les jours pour aller au boulot.

La machine crachote encore un peu, puis elle se met en marche. Et hop, en moins de deux, on est engloutis dans les profondeurs. J'imagine qu'on est dans une galerie, mais je sais pas trop. On voit rien. La grande fenêtre n'ouvre que sur du noir. Jamais vu un noir comme ça. Profond, intense, entier. Si je sais encore où est le bout de mes pieds, c'est uniquement grâce à la petite loupiote accrochée au plafond, qui grésille furieusement. J'entends les respirations des autres qui sifflent. Personne ose trop parler, peut-être parce que tout ce noir autour nous étouffe un peu. Combien de temps il va durer, ce trajet ? Je me le sens pas, de rester cloîtré ici. C'est tellement pas naturel d'être là, noyé dans cette obscurité gluante.

Et puis, tout d'un coup, il se passe quelque chose. Des chuchotements commencent à se répandre dans les bouches des autres. Je lève les yeux. La fenêtre. Là, dehors, on dirait que des centaines de lumières se sont allumées en même temps. Des halos blancs et violets, un peu rouges, qui reluisent, à même la paroi de la galerie. Qu'est-ce que c'est que ça ?

- C'est un type de minerai particulier qu'on appelle le gritz, explique Foher. Il n'a aucun intérêt ; dès qu'on en casse un bout, il perd ses propriétés lumineuses, de la même façon qu'un arbre meurt lorsqu'on le coupe. Joli, hein ?


[Beo] C'est plus que joli, moi, ça me donne des frissons. Ah ! Après la galerie sombre, voilà qu'on débarque dans cette creusée luminescente. On dirait des loupiotes, pourtant c'est une lumière ténue, évasive et dispersée. Rac ! C'est une des filles du Vent de l'Est qui m'a appris ce mot. C'est une injonction pour exprimer la surprise, l'étonnement, la peur, ou, dans ce cas-ci, l'éblouissement. Rac, rac, rac ! Tout le tunnel est embrasé, comme un feu aux couleurs changeantes, comme des milliers de petits soleils chatoyants. Y'a quelque chose de poignant, de surnaturel là-dedans. Toutes ces lumières, elles entrent par les yeux et elles vont se ficher direct dans la poitrine. Y'a qu'à regarder les autres : on est tous figés, en proie à quelque chose d'énorme qui nous dévore. Un genre d'émoi collectif à la vue de ce spectacle naturel. Foher, lui, il sourit. Il est content de l'effet qu'elles ont sur nous, ces pierres un peu magiques. Ah, oui, voilà le mot : magique.

[Täher] Le trajet dura une dizaine de minutes. Le temps me sembla passer à une vitesse folle. La cabine, suspendue en l'air, paraissait flotter sereinement dans cette mer de couleurs changeantes. On en oubliait même le bruit des moteurs, qui toussaient comme un homme malade. Plus l'on avançait, plus l'on s'enfonçait profondément sous terre. Et plus l'on s'enfonçait, plus la température montait. Lorsque le socle de la cabine racla enfin la terre ferme et que Grizmo coupa les machines, nous baignions tous dans une tiédeur moite d'une douceur assommante.

- On est arrivés, fit le garçonnet.

Il avait une bonne bouille, Grizmo. De grands yeux noirs pleins de promesses et de rêves. Nous descendîmes du téléroc, le souffle encore court d'avoir observé la galerie incandescente en haletant. Grizmo alluma une lampe à minerai et passa à la tête du groupe.

- Vous voulez visiter un peu les galeries ? suggéra-t-il de sa petite voix d'enfant, soucieux de nous satisfaire.
- Avec grand plaisir ! répondit Hakks d'un ton enjoué.

Porteur de la voix du groupe, comme à son habitude. Moi aussi, je mourrais d'envie de m'enfoncer dans les mines, de m'immiscer au plus profond de leurs entrailles, mais personne ne savait transmettre cet enthousiasme comme Hakks. Personne n'avait, comme lui, cette façon de respirer la bonne humeur dans toutes ses tonalités et de la répandre autour de lui par poignées. Pas même Tokus. Ça m'avait pris du temps de les différencier, tous les deux, eux qui paraissaient semblables en toute chose. Et pourtant. Tokus, à sa façon, était plus cynique.

Je vis la petite lueur tremblotante de la lampe à minerai de Grizmo s'avancer, toute la troupe à sa suite, et m'inclus au mouvement collectif. On n'y voyait pas grand chose, ainsi groupés autour de la lampe ; juste assez pour deviner l'incroyable dédale que ce devait être. « Décidément, y peuvent pas s'empêcher, ces amskins : faut toujours que ce soit paumatoire, chez eux » fit la voix de Beo derrière moi.

La mine, en effet, non contente d'être si large et profonde, se divisait en un nombre incalculable de tranchées et de galeries qui partaient en tout sens, s'entortillant sous la montagne comme d'énormes vers qui la dévoraient de l'intérieur. On devinait l'ampleur du travail qui avait été effectué ici aux parois, mises à nu par des années de labeur et de coups, mordues par les pioches et les piques des hommes sur de nombreuses générations. La pierre ici ne parlait pas, ne brillait pas ; elle souffrait en silence. Le cœur de la montagne avait la chair à vif. On l'avait gratté, torturé, écorché, pour en extirper quoi ? Quelques cailloux. Je repensai à la légende que m'avait raconté Foher, celle des deux géants et de leur lutte éternelle. Avaient-ils enfin trouvé la paix ?

D'étranges pensées me vinrent à l'esprit au gré de nos explorations souterraines. Mon esprit se perdait dans le concert des pas qui se réverbéraient contre les parois, je voyais et songeais à des choses étranges, à mi-chemin entre l'hallucination et la réalité. Il me sembla entendre le vent s'engouffrer dans les tunnels et faire tinter des clochettes au loin. J'avais la tête qui tournait.

- Ça va madame ? me demanda Grizmo en se tournant vers moi.

Ses grands yeux noirs brillaient de mille feux, éclairés par la lueur verte de la lampe à minerai. Il semblait sorti d'une autre dimension. Je lui souris.

- Oui, ne t'inquiète pas.

- C'est normal que tu te sentes tout drôle, m'expliqua-t-il. Ici, comme on est sous terre, le magnétisme est différent. Il est plus fort, c'est plus fatigant, et ça fait des choses bizarres dans la tête. Mais on finit par s'y habituer.

Je sentis aux respirations des autres que nous étions tous dans le même cas. Chaque pas nous coûtait plus que le précédent. La tiédeur ambiante n'arrangeait rien.

Nous commençâmes à entendre les coups de pioche plusieurs minutes avant d'arriver au niveau des miniers. Ce ne furent au début que des cliquetis, portés et démultipliés par l'écho. Puis ils arrivèrent à nos oreilles, de plus en plus forts, de plus en plus secs. Nous finîmes par déboucher sur un dernier tunnel, encore inachevé. Répartis sur toute la longueur, des dizaines d'hommes travaillaient, torse nu, à la lueur d'une multitude de lampes à minerai, tantôt accrochées aux parois, tantôt posées sur le sol, tantôt attachées à même leur front. Et cette drôle de couleur verte, toujours. Toutes ces lueurs réunies donnaient à la scène un aspect singulier, fantasmagorique. C'était beau et étrange.

Les premiers nous virent arriver et cessèrent leur labeur, intrigués. Les autres continuèrent à piocher sans relâche.

- Salut, Ed ! fit Foher à l'un d'entre eux.

Il lui asséna une énergique tape dans le dos.

- Comment ça va aujourd'hui ? poursuivit-il.

- Comme d'hab, gars, ronchonna le dénommé Ed. La sueur, ça fait longtemps qu'elle est devenue notre seconde peau.

Foher se tourna vers nous et entreprit de commencer les présentations.

- Chers amis, voici Eddrin. Un sacré gaillard, comme tous les miniers ! Ed, je te présente les Corsaires d'Arrakas. Ils sont tout nouveaux ; ils ont commencé leur périple le mois dernier. Dis-moi, où est Marrec ?

Eddrin indiqua le fond du tunnel d'un signe de tête.

- Là-bas, au fond.

Notre guide nous fit un signe des mains pour nous inciter à avancer. « Marrec, vous savez, c'est un peu le chef ici » nous glissa-t-il. « Un grand homme ! ». Au passage, Eddrin ébouriffa les cheveux de Grizmo en lui adressant un sourire affectueux. A n'en pas douter, le gamin était connu et apprécié de tous ici.

Nous ne tardâmes pas à trouver le Marrec en question. A vrai dire, je crois que j'aurais deviné de qui il s'agissait sans même que Foher ne nous l'indique.


[Tokus] Marrec semblait avoir été taillé à même la montagne. Dur comme un roc, les traits rugueux, le visage altier, le regard d'un bleu délavé, minéral. Il avait les mains calleuses d'avoir trop pioché, trop trimé, trop vécu. Vingt-sept ans, et on lui en aurait donné quarante ! Il nous accueillit d'un œil nonchalant, comme si ces visites de courtoisie étaient pour lui régulières.

- Bonjour, Foher, fit-il en le saluant d'un signe de tête.

Il essuya la sueur qui perlait sur son front. Les gestes de Marrec étaient nets, tranchants, presque précipités. On aurait dit qu'il fendait l'air de ses bras. Qu'il découpait l'espace autour de lui pour mieux s'en rendre maître, avec son allure de capitaine, son air de conquérant. Sans qu'il n'eut rien à dire ni à prouver, on sentait que cette homme était ici chez lui. Ce sombre boyau creusé dans la gueule de la montagne était son territoire, ces hommes étaient les siens.

Foher le salua à son tour.

- Je t'amène les Corsaires d'Arrakas, fit-il. Ils voulaient découvrir les mines.

Étrange, il me semblait soudain que tout l'orgueil qui gonflait sa voix lorsqu'il nous présentait d'habitude avait disparu. Pourquoi nous vantait-il tant devant les autres, et pourquoi pas devant lui ? Marrec était différent. Je le sentais moi aussi, quelque chose dans mon corps et dans ma tête me le disait. Cet homme-là était trop rustique pour être regardant sur des broutilles telles que l'incompréhensible notoriété dont nous semblions jouir à Amskin, et trop franc pour nous voir autrement que comme des hommes. Des hommes, tout simplement, dont la valeur ne s'évaluait pas à un titre ni à la gloire. Des hommes comme lui et comme tout ceux qui trimaient dans cette galerie sombre, noyés dans leur sueur.

Le regard de Marrec ne s'attarda pas bien longtemps sur nos faciès. Comme c'était bon de se sentir un inconnu parmi d'autres !

Il haussa les épaules.

- Si vous voulez. J'sais pas s'il y a grand chose à voir, mais voilà, c'est de ça qu'on vit. Et puis de toutes façons, c'était l'heure de la pause.

Il poussa un étrange cri rauque, semblable à un beuglement d'animal, accueilli par le silence des mineurs qui s'arrêtèrent immédiatement de piocher.

- Pause déjeuner les gars ! ajouta-t-il de sa voix puissante.

Et tandis que tous les autres laissaient tomber leurs outils, Marrec nous fit un signe de tête nous indiquant de le suivre. Nous revînmes sur nos pas, reprenant la galerie en sens inverse, et marchâmes en silence, attendant que notre guide improvisé nous donne quelque explication sur la mine, son fonctionnement, ses ressources. L'explication ne venait pas. Comme s'il s'agissait là d'une promenade de santé pour se dégourdir les jambes. Grizmo trottinait à l'arrière, donnant de vigoureux coups de pieds dans les cailloux qui venaient entraver son chemin, lesquels allaient ensuite heurter les parois avec grand fracas. Ça faisait un drôle de bruit, sec et clair, qui résonnait d'une étrange façon.

Au bout de quelques minutes, Marrec s'arrêta.

- Voilà, dit-il. Ce que vous venez de faire en trois minutes, nous l'avons creusé en trois mois.

Nous restâmes immobiles, pantois, et plusieurs têtes se tournèrent pour examiner la galerie. On n'avait sans doute même pas fait cinq cent mètres. Cinq cent mètres ; trois mois.

Marrec posa sa main sur la paroi, et, pendant un instant, sembla la caresser de la paume, comme si l'énergie de la roche circulait en lui, comme si lui et la montagne toute entière ne faisaient qu'un.

- La plupart de ce que vous voyez autour de vous sont des débris. Des cailloux, de la terre, rien de très intéressant. Extraire des métaux et des roches précieuses de la mine, c'est pas comme cueillir des fleurs, ça se fait pas tout seul.

Sa voix était âpre, on y sentait toute la difficulté de son labeur quotidien.

- Il y a plusieurs mines, creusées à divers endroits de la Butte des Titans. De celle-ci, on extrait un métal qui s'appelle le pavka. Il y a une histoire de magnétisme, j'ai foutrement aucune idée de comment ça marche, en tout cas, il y a un cœur, encore bien plus bas et bien plus profond dans la montagne, qui est constitué d'une très importante masse de ce métal. Des dizaines de petites « rivières » de pavka partent de ce cœur, un peu comme des veines. D'ailleurs, c'est comme ça qu'on appelle ça. Une veine. Quand on en a trouvé une, on la suit afin d'en extraire tout le métal possible.

Il désigna la galerie d'un geste.

- Tout ce que vous venez de marcher longe une veine qu'on a trouvé il y a quelques mois. La particularité d'une veine de pavka, c'est qu'il est assez facile de la casser. On peut donc en briser des morceaux pour les ramener dans les convoyeurs. Dès qu'on arrache du pavka à sa veine, il devient extrêmement solide et on ne peut plus le faire changer de forme, à moins de le faire chauffer à de très hautes températures. Après, c'qu'ils en font là-haut, j'en sais trop rien ; des tuyaux, des babioles, j'imagine...

Tout en parlant, il s'était remis à marcher, retournant cette fois en direction des mineurs que l'on avait laissés derrière nous.

- Ça peut prendre des années pour épuiser une veine. La dernière fois, on en a choppé une grosse : pour quatre ans, qu'on en a eu, foutrebrac, quatre ans ! Et puis quand c'est fini on en cherche une autre et puis on recommence.

Je marchai au pas des autres, songeur. Je n'étais pas sûre d'avoir saisi exactement ce qu'avait dit Marrec. En tout cas, l'image d'un cœur palpitant sous la montagne et de ses veines de métal disséminées entre les strates de roche était séduisante. Comme si tout ceci n'était finalement qu'un gigantesque organisme minéral. Comme si c'était vivant.


[Nabion] Ce Marrec était un monument d'assurance et d'autorité comme jamais je n'en avais vu. C'est à dire ; il incitait naturellement à un respect muet, lequel n'était pas loin de se muer en intimidation pour moi. Je me refusai à me laisser aller à un tel sentiment – j'étais tout aussi capitaine que lui, enfin, plus encore ! Mais en regagnant la petite troupe de mineurs et en lisant leurs regards envers cet homme, je sus qu'il avait quelque chose que je n'avais pas. Que je n'aurais probablement jamais. Il n'avait sans doute jamais cherché à gagner leur admiration ou leur obéissance, et pourtant il était le pilier de ce groupe, fort comme une montagne et confiant comme un prince.

Nous nous assîmes aux côtés des mineurs, qui prenaient leur pause et dévoraient tous leurs victuailles, soigneusement entortillées dans des serviettes ou disposées dans des boîtes. Beaucoup avaient également emporté avec eux d'imposantes bouteilles desquelles ils sortaient une boisson fumante qu'ils se partageaient. Et ils parlaient, riaient, sans doute bien trop heureux de laisser de côté leur dur labeur pour quelques minutes.

Soucieux d'entretenir la conversation et de leur montrer que je m'intéressais à leur cause, je me laissai aller à poser une question à Marrec.

- C'est étonnant, ce que tu nous a dit, sur le cœur de métal. Toutes les veines partent donc de là ?

Marrec acquiesça d'un signe de tête.

Lao, qui semblait vivement intéressé par la question, se rapprochait.

- Le magnétisme agit différemment sous terre, fit-il d'un air songeur, on assiste parfois à de drôles de phénomène de ce genre. Par contre, je n'avais jamais entendu parler d'un fait aussi unique. Je veux dire, pour qu'une telle quantité de métal ait été affectée par le magnétisme et se soit ainsi déplacée – puisque, de toute évidence, cela s'est fait sur des milliers d'années – et structuré d'une telle façon, qui imite presque le corps humain, c'est... impressionnant.

Lao semblait davantage penser à voix haut que s'adresser à nous. Ce n'était pas la première fois que je constatai cela chez lui ; lorsque nous travaillions ensemble, il avait souvent tendance à se perdre dans ses raisonnements, qui, pour la grande majorité, m'étaient tout à fait hermétiques. Un passionné, de toute évidence.

- A quoi ressemble-t-il, ce cœur ? demanda-t-il encore.

- Ce sont des quantités monstrueuses de métal, répondit un autre mineur tout en mâchant avec application. Et du pavka très pur, très condensé, encore bien plus que celui que l'on extrait des veines !

- Alors pourquoi n'allez-vous pas l'extraire directement du cœur ? hasardai-je.

A la lueur verdâtre des lampes à minerai, je vis les mines autour de moi se rembrunir. Les mineurs ne firent aucun cas de ma question et continuèrent à mastiquer, évitant mon regard.

- Vous n'êtes pas le premier à avoir cette idée, me répondit finalement Marrec.

Il me fixa de ses grands yeux d'un bleu plus troublant que tous ceux qu'il m'avait jamais été donné de voir.
- Il y a une dizaine d'années, le Ministère nous a demandé de creuser jusqu'au cœur et d'aller chercher le pavka là-bas. Nous l'avons fait. Mais à cette profondeur, le magnétisme est bien trop intense. Ce ne sont pas des conditions viables pour l'homme. Plusieurs d'entre nous sont tombés malades ; nous avons demandé au Ministère d'abandonner le projet. On nous a dit de continuer.

La voix de Marrec avait changé de tonalité. Sans trembler le moins du monde, elle semblait ébranlée, fragilisée.

- Nous avons continué. En tout, nous y avons travaillé un mois, à extraire le pavka pur. Pendant ce laps de temps, sept d'entre nous sont morts. Nous avons fini par réussir à obtenir du Ministère l'arrêt total du projet autour du cœur et nous sommes remontés aux niveau des veines que nous exploitions jusque là. Mais dans les deux mois qui ont suivi, dix-huit autres de nos compagnons sont morts à leur tour de l'impact de ce magnétisme dément.

Un grand silence enveloppait les paroles de Marrec, les faisant sonner encore plus férocement à mes oreilles.

- C'est là que le petit Grizmo a perdu son père, ajouta-t-il, comme pour sceller cette histoire morbide.

Vingt-cinq morts. Un génocide, un vrai. Et moi, j'avais soulevé ces horribles souvenirs et les regards en coin que me jetaient les hommes autour de moi se fichaient dans ma poitrine comme des flèches empoisonnées. J'aurais voulu que la terre m'engloutisse pour ne plus avoir à les supporter. Il n'y avait pas de haine dans leurs yeux, seulement de la douleur, une douleur que j'avais ravivée. Quel piètre cadeau leur avais-je fait.

Je n'osai plus articuler un son, pas même un mot d'excuse.

[Lazuli] Pendant le court récit de Marrec, j'avais lutté pour empêcher les larmes de me monter aux yeux. Je ne parvenais pas à comprendre ; est-ce que c'était l'histoire en elle-même qui me touchait tant, ou est-ce que c'était cette forme retenue de douleur que je lisais sur tous les visages des mineurs ? Quelque chose de fort et de farouche avait plané au-dessus de leurs têtes pendant quelques instants. Tous ensemble, ils s'étaient remémoré, et ce souvenir collectif avait créé quelque chose de poignant qui m'avait happée dans un gouffre de souffrance. Comme si c'était moi qui avait perdu un père, un ami, un amant dans cette histoire.

Un long silence avait suivi l'épisode, où tous s'étaient contenté de manger sans proférer un mot. Je remarquai également qu'ils se faisaient tourner une pipe, qu'ils rembourraient régulièrement avec ce que je pensais être des herbes – à la faible lueur des lampes à minerai, il était difficile d'y voir avec précision – avant de refaire tourner à nouveau. Chacun fumait un peu puis faisait passer à son voisin. Lorsque la pipe arriva à mon voisin de droite et qu'il en eut pris sa part, il me la tendit, tout naturellement. Voyant mon air hésitant, il m'expliqua :

- C'est de l'aousca, ça vient de Forrhoé. Ce n'est pas toxique. Ça nous donne de l'énergie pour aller piocher, et ça aide à supporter les maux de tête et les hallucinations que donne parfois le magnétisme dans les mines.
Le rouge me monta aux joues, et je secouai énergiquement la tête. Non... non, merci.

L'homme haussa les épaules et fit passer la pipe à quelqu'un d'autre. Elle fit ainsi deux fois le tour du cercle avant que, finalement, l'un d'entre eux ne la range. L'objet me faisait peur. Non, le petit rituel qui allait avec me faisait peur. Et puis non, ce n'était pas de la peur, c'était... je ne sais pas ce que c'était. C'était l'inconnu, c'était quelque chose qui ne m'appartenait pas et qui était associé à des choses que je ne comprenais et connaissais pas. Je ne pouvais pas. C'était trop soudain, trop impromptu.

Quelques minutes plus tard, je regrettai mon refus. Cette pipe, quelque part, c'était une main qu'il me tendait, une opportunité de partager quelque chose avec eux tous... Pourquoi est-ce que c'était si difficile pour moi de m'approprier ce genre de choses ?

[Jinko] Après leur pause, les mineurs se levèrent tous comme un seul homme pour reprendre le travail. J'avais déjà mémorisé les prénoms de certains. Eddrin, Gahol, Mérédim, Loriam, Brann... sous la rugosité de leurs traits, il y avait quelque chose qui me touchait chez ces gars-là. Quelque chose de terriblement humain, et qui se lisait en chacun d'eux, même lorsque leurs visages étaient tordus par l'effort.

Leur labeur semblait si dur ! Je songeai, presque avec culpabilité, à mon travail à bord de la Nébuleuse. Nettoyer le pont, m'assurer de l'état des cabines, aider en cuisine... qu'étaient-elles, toutes mes petites corvées quotidiennes, face à cette trime impitoyable qu'ils menaient tous les jours ? Ils suaient, ils soufflaient comme des kondis au galop, et chaque coup de pioche les fatiguait encore davantage. Et pourtant, ils continuaient, sans jamais se plaindre, sans jamais céder.

Et pour ne plus entendre le concert frénétique de leurs outils qui mordaient la roche, ils chantaient.

C'était le dénommé Mérédim qui avait chantonné le premier cette étrange mélopée, au rythme appuyé tout en étant empreinte de mélancolie. Les paroles étaient en brohmm – du moins, je le supposai : je n'en comprenais pas un mot – et tous semblaient les connaître par cœur. Un à un, sans se soucier de nous, comme si nous n'étions pas là, ils s'étaient rejoints dans le chant et avaient entonné tous ensemble le deuxième couplet. Le brohmm avait des sonorités étranges, un peu rocailleuses, qui se mariaient magnifiquement bien avec la scène.

Un refrain revenait régulièrement. Ça faisait quelque chose comme : at'n kimbraitska vee irvak. Deux fois.

- Qu'est-ce que ça veut dire ? demandai-je à Mérédim une fois la chanson terminée.

- J'sais pas trop, grommela-t-il. Je parle pas brohmm. Mais j'aime bien la chanson. A force de l'entendre, je la connais par cœur. On la chante souvent.

- Ça parle de not' trime de mineurs ! s'exclama un autre, un peu plus loin, dont je ne connaissais pas le nom. Tu veux que je te la chante en langue globale ?

J'acquiesçai d'un signe de tête, intrigué.

L'homme s'arqua en avant, comme s'il se préparait à donner un coup décisif à la roche. Tout son corps, tous ses muscles se ramassaient et canalisaient une force étrange que je voyais presque couler dans ses membres. Puis il se mit à chanter.

- Dans le ventre de la terre
Là où gisent les os éparpillés de nos pères
La montagne mugit, encore
Et nous avec elle.
D'une seule et même voix
Nous clamons
La douleur d'être né
Le poison du temps qui coule
La férocité du combat entre l'homme et la rocaille

Et dans les yeux de ma belle
et dans les yeux de ma belle
Je trouve la force de continuer à porter mes coups
Pour remonter bientôt
L'aimer comme un esprit farouche

Chaque coup résonne dans la trachée
Et jusque dans mes os, frayeur
Je sens le gémissement de la pierre
Qui craque et cède au fer brûlant.
Et croule, et croule
Toute cette chair minérale m'ensevelira bientôt
Je rejoindrai les miens ici
Je deviendrai caillou organique enfoui sous terre

Et dans les yeux de ma belle
et dans les yeux de ma belle
Je lis l'inquiétude de chaque jour me trouver plus vieux
Plus abîmé par le monde, en bas
Tandis qu'elle, douce, s'irrigue de vie


Et ça continuait sur plusieurs couplets, toujours plus décadents, toujours plus touchants. Cette chanson semblait décupler l'énergie des mineurs. Elle les pénétrait, dans toute sa tristesse, et leur donnait une énergie désespérée avec laquelle ils pourfendaient la roche. Chaque coup semblait avoir été porté en écho au couplet précédent, chaque parole donnait du sens à tout leur labeur.

Mon ventre s'était noué. De la poitrine aux hanches, je n'étais plus qu'une boule de nœuds, un bouquet lourd et grouillant de choses innommables. Est-ce que c'était le magnétisme ? Non. Il y avait quelque chose dans la rudesse de ces hommes et dans ces voix éraillées qui chantaient qui résonnait en moi d'une façon que je n'aurais su expliquer. Tout ça me donnait le vertige. Mon corps tout entier était alourdi d'un trop plein de quelque chose ; je sentais mon cœur battre au rythme de leurs coups, sur la même pulsation.

Avant d'avoir pu comprendre ce qui se passait en moi, j'avais posé la main sur l'épaule du chanteur sans nom, et lui avait glissé :

- Tu me laisserais te donner un coup de main ?

[Täher] La chanson n'était assurément pas faite pour être chantée en langue globale. Ça lui donnait des tonalités étranges et les phrases étaient bancales. Pourtant le message était si puissant et les hommes mettaient tant de cœur à la chanter que nous étions tous restés là, sans voix, à contempler cet étrange spectacle. Les mineurs, pleins de muscles et de rides, marqués par le temps et par le travail, continuaient à piocher, même si chaque coup les tuait un peu plus. Ils continuaient en chantant, comme si leur douleur s'était muée en énergie et qu'ils s'en remettaient entièrement à elle pour continuer à trimer coûte que coûte.

Et Jinko, que j'avais senti vibrant d'émotion à côté de moi, s'était approché de l'un d'entre eux, s'était muni d'une pioche et, tout d'un coup, s'était mis à frapper la pierre à leurs côtés. J'eus un élan de tendresse pour lui et pour tous les autres, qui bougeaient comme un seul homme. J'eus envie de les rejoindre, de partager leur effort. Mais, estomaquée par toutes ces choses qui me mettaient la tête en vrac, je n'en fis rien, et restai, immobile, à les contempler.

La mine était un monde à part. Et Jinko, assurément, était un homme à part.
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